Nous envisageons souvent la pratique sous l'angle de l'Absolu. Cette position aiguise notre
insatisfaction lorsque, après un certain temps d'exercice, nous faisons ce triste constat : rien
ne change dans ma manière de gérer le quotidien, je suis toujours aussi colérique, aussi
désagréable avec mon entourage, aussi impatient. Mais qui argumente ? Le moi, bien sûr, à
partir de son propre système de valeurs, qui lui permet de s'estimer. Le système de valeurs
étant souvent une notion de plus ou de moins, de progression par rapport à un moi idéal qui
cherche à éviter le « déplaisir » de mettre en faillite sa toute puissance illusoire, résidu d'un
sentiment d'omnipotence infantile.
Transférer dans la pratique ce « fétichisme d'absolu »*, c'est situer la pratique dans une
impasse existentielle ». Dürckheim le souligne : « Il y a un dilemme, dit-il, parce qu'il suffit
d'avoir goûté à cette expérience intérieure pour désirer retourner dans cet autre monde … à
peine s'est-on engagé sur la voie, que l'on échoue de nouveau dans ce monde. »*
Le dilemme,
c'est cet écart entre l'expérience vécue dans l'exercice et le quotidien et qui justifie d'ailleurs
le fait que certaines personnes abandonnent la pratique parce que rien ne change.
Nous constatons que la difficulté réside dans l'articulation du moi et de l'essence, de
l'expérience et du quotidien, vue par le moi dans un rapport d'opposition. Envisager le moi et
l'essence comme deux réalités opposées est source d'un problème pour le moi, celui de l'auto-
évaluation par rapport à un idéal à atteindre.
Dürckheim nous fait part des propos de son
analyste à ce sujet : « Lorsque le moi resurgit, il y a deux choses à ne pas faire : le combattre,
car il est toujours plus fort, et le fuir, car il est toujours plus rapide... il n'y a qu'une attitude
valable vis à vis du moi : la vigilance sans détour. » Et Dürckheim ajoute : « Un regard
paisible et qui ne se détourne pas est la seule chose qu'il ne puisse supporter. »*
Accompagner la pratique d'un regard bienveillant mais sans complaisance sur le moi, prendre
le moi pour ce qu'il est, sans illusion : une tentative désespérée pour réguler un système
complexe qui le met en échec sur la plan du plaisir, de la stabilité, et de l'identité.
Cependant, le regard paisible dont parle Dürckheim n'est pas seulement celui d'une certaine
bienveillance, c'est cette autre manière de considérer le moi.
Ce regard paisible, c'est cette reconnaissance intime du Vivant au cœur du pathos.
Ce regard paisible, c'est celui qui est dégagé des classifications et qui englobe tout.
Ce regard paisible, c'est une permission donnée au moi, de révéler sa vraie nature dans la
glaise de son humanité.
Le moi ne peut pas venir à bout de ce qu'il vit comme étant un écart ou un contraste entre son
être de nature et son moi historique. Seul l'exercice, inlassablement repris, peut nous
familiariser avec l'expérience que existentiel et essentiel ne sont que deux aspects d'une
même réalité.
Ne vouloir venir à bout de rien, seulement se reprendre et s'exercer.
* Roger Martin du Gard
* « Le don de la grâce », chap. 5