... et l'orage emporta le pont de sureau

Publié le 19 mai 2008 par Doespirito @Doespirito
Le hasard fait bien les choses, mais visiblement, ça ne lui suffit pas : il s'ingénie à les combiner entre elles pour extraire quand on ne s'y attend pas des émotions enfouies dans les tréfonds de vos souvenirs, calfeutrées dans des valises dont on pensait bien avoir perdu la clé. Avant de tourner au régressif, ce dimanche a commencé simplement par une visite en famille de l'exposition "L'œil sur l'échelle" d'Edouard Sautai au Centre Pompidou. Conçue pour les enfants, elle confronte des vues réelles de paysages urbains au monde des petits objets et des modèles réduits. Sur le parking d'un Hyper U, sont rangées des voitures miniatures. Une maison en carton s'aligne avec la perspective d'une rue de Creil. Une construction précaire en bambou s'inscrit presque naturellement dans le décor futuriste de Séoul, comme un vulgaire bidonville. L'effet est assez étonnant. Il n'en fallait pas plus pour que mon esprit se mette à vagabonder. Les enfants étaient fort occupés dans l'atelier de l'exposition. Ils avaient récolté divers objets (capsules, bout de tuyaux, morceau de bois, roue de jouet) qu'ils avaient disposés, devant une image d'un chantier, au premier plan, avant de prendre fictivement une photo en cadrant dans l'œilleton d'un faux appareil en bois. 
En les attendant, j'ai regardé une autre installation de l'artiste, intitulée Cabanes. Et elle était là, la cabane que j'avais construite quand j'étais petit. Enfin, pas tout à fait, mais la ressemblance était criante. Derrière notre maison de Joué-Lès-Tours passait une ligne de chemin de fer. Entre le fond du jardin et le talus, un fossé. Oued pierreux les trois quarts du temps, fleuve tumultueux à la moindre averse. Nous y construisions des ponts miniatures avec d'une sorte de sureau sec, cassant, rempli d'une bourre cotonneuse. Les grands à l'école fumaient ça avec des airs importants. Tels des pontonniers du Génie, nous nous servions de ces brindilles comme de poutres et de chevrons pour nos installations éphémères à l'échelle 1/120e. On n'était pas au bord de la mer, mais on avait nos châteaux de sable.
Car dès que l'orage grondait, on savait que leur fin était proche. Les jours de juin brûlés par le soleil nous présentaient l'addition. Finies les journées dans les arbres à manger des kilos de cerises aigres, des bigarreaux qui tachent ou des prunes chaudes. Terminés les parcours dans le sable avec nos coureurs en plomb et nos billes. Le ciel se couvrait, les éclairs apparaissaient, le bruit sourd commençait à monter. Le vent tordait les saules, les fenêtres claquaient. Au début, on comptait le temps entre l'éclair et le tonnerre, pour se rassurer en se disant que l'orage était encore à 3 km, à 2... Mais le monstre qu'on croyait encore loin éclatait soudain de fureur en même temps que le ciel s'éclairait comme en plein jour. La maison était là pour nous protéger, mais je n'ai jamais eu de telles trouilles enfantines comme à ce moment là.
On attendait que l'orage soit passé pour sortir sous la pluie encore battante, voir où en étaient nos ponts de fortune : le torrent vaseux avait précipité leurs structures en aval. On les a reconstruits cent fois, cent fois ils ont été emportés. Et puis un jour, on a grandi. Le fossé a été comblé, busé. La maison a été vendue. Et hier, bien longtemps après, Edouard Sautai nous a joué un bon tour en nous montrant des constructions qui ressemblaient à s'y méprendre aux ponts de la rivière Kwaï de ma jeunesse. Proust, mon vieux Marcel, fais le malin avec ta Madeleine ! Moi, l'odeur du sureau, de la vase, de la terre poussiéreuse mouillée par les grosses gouttes des orages de juin, tout est remonté d'un seul coup.