Walter Richard Sickert (Munich, 1860-Bath, 1942),
Tipperary, 1914
Huile sur toile, 50,8 x 40,6 cm, Londres, Tate Gallery
Lorsque l'on évoque, de notre côté de la Manche, le nom de Frank Bridge, c'est généralement pour mentionner qu'il fut le
professeur d'un des trop rares compositeurs britanniques du XXe siècle à être régulièrement joué en France, Benjamin Britten. Outre l'hommage
qu'il lui rendit dans ses Variations on a theme of Frank Bridge (op.10, 1937), lesquelles touchèrent durablement le maître qui écrivit à son brillant élève que c'était l'une des rares
belles choses qui lui soient arrivées, ce dernier devint également, après la mort de Bridge, un des plus ardents défenseurs de sa musique qui, sans sa ténacité – il enregistra notamment aux
côtés de Mstislav Rostropovitch, pour Decca, sa Sonate pour violoncelle et piano dans un couplage astucieux avec la célèbre Sonate « Arpeggione » de Schubert –,
aurait sans doute continué à essuyer la même indifférence polie qui avait été son lot après la guerre.
La Grande guerre joua, en effet, un rôle-clé dans l'évolution de Bridge, un homme profondément pacifiste pour lequel le
récit des atrocités du conflit mondial sonnèrent probablement comme une expulsion du jardin d’Éden. Avant cette fracture, ce brillant élève de Charles Villiers Stanford (1852-1924), né dans une
famille musicienne de Brighton en 1879, ayant fait des études de violon – il se tournera ensuite vers l'alto – et de composition au Royal College of Music, avait su se bâtir rapidement une
excellente réputation de chef d'orchestre et de chambriste, livrant également des partitions plus que prometteuses, comme le poème symphonique Isabella (1907) ou la suite The
Sea (1910-11), ou encore le Phantasy Piano Quartet en fa dièse mineur. Cette œuvre, achevée en juin 1910, est le fruit d'une commande de Walter Wilson Cobbett organisateur, à
partir de 1905, de concours annuels de musique de chambre visant, en particulier, à mettre en valeur la Phantasie, dans une double logique typique de l'esprit régnant alors dans
l'Angleterre musicale, consistant à favoriser l'éclosion d'une jeune garde de compositeurs, tout en s'inscrivant dans l'héritage de l'époque élisabéthaine et du
XVIIe siècle, regardés alors comme un âge d'or de la musique anglaise. Bridge avait été de cette aventure dès le début, remportant la compétition de 1907 avec sa Phantasie
en ut mineur (un trio pour piano), et Cobbett fit donc tout naturellement appel à lui lorsqu'il demanda à onze compositeurs, dont Ralph Vaughan Williams, de lui écrire chacun une Fantaisie pour
ensemble de chambre. En un seul mouvement, le Phantasy Piano Quartet est typique de la première manière de Bridge, très redevable envers les élans passionnés du post-romantisme
germanique dans la lignée de Brahms, mais ses demi-jours quelquefois elliptiques semblent souvent regarder du côté de la musique française, en particulier de Fauré. Composée entre 1913 et 1917,
la Sonate pour violoncelle et piano en ré mineur constitue non seulement une parfaite illustration de l'évolution stylistique du musicien d'un lyrisme chaleureux vers une manière plus
incisive, plus décantée, mais surtout un témoignage souvent très émouvant, par sa pudeur même, du traumatisme intime que constitua pour lui la déflagration de la guerre. Cette Sonate
est un Janus dont le premier mouvement est encore empreint d'une frémissante grâce post-romantique, tandis que le second durcit le ton, osant parfois la grimace et la colère sourde, faisant
percevoir la survenue puis l'amoncellement de nuées de cauchemar au ciel d'une pastorale qui bascule du côté de la grisaille, puis de la désolation. La Sonate pour violon et piano a,
elle, été achevée en 1932 au bout d'un difficile processus de composition. En un seul mouvement au sein duquel se succèdent des sections contrastantes (Allegro – Andante –
Scherzo et deux Trios – Finale récapitulatif), cette partition fut accueillie, comme nombre de celles de la seconde manière de Bridge qui atteste de son intérêt pour les innovations de
la seconde école de Vienne, avec circonspection ; les dissonances, les turbulences et les brusques changements d'éclairage qui émaillent son cours en font, malgré une maîtrise d'écriture
absolument évidente, une œuvre complexe, souvent âpre et parfois déroutante. On ne s'étonnera guère qu'un compositeur au parcours aussi atypique, si l'on considère la domination sur la musique
britannique de l'époque des figures d'Elgar (1857-1934) puis de Vaughan Williams (1872-1958) – pour simplifier à l'excès, la noblesse d'un côté, la pastorale de l'autre –, ait été peu sensible,
contrairement à ses contemporains, au mouvement de reviviscence du patrimoine musical historique ou populaire de son pays. Il le montre dans sa façon de traiter des mélodies connus tels que
The Londonderry Air ou Sir Roger de Coverley qui deviennent prétexte à se laisser aller à une inventivité foisonnante, laquelle n'hésite pas à bousculer les traditions pour
mieux s'approprier ces thèmes et en faire le terreau d'œuvres originales.
Serviteurs émérites du répertoire britannique – mais pas seulement, puisqu'on leur doit également de très beaux Poulenc et
Saint-Saëns –, les musiciens du Nash Ensemble livrent avec ce disque consacré à Frank Bridge une anthologie de tout premier plan, tant par la qualité de son interprétation que par
l'intelligence de son programme qui permet un tour d'horizon complet de l'évolution du compositeur. Le Phantasy Piano Quartet est ainsi rendu avec le juste équilibre entre fougue et
distance qui permet d'entrevoir, souvent à peines esquissée mais pourtant perceptible, l'ébauche des chemins que son créateur empruntera ensuite, tandis que la Sonate pour violoncelle et piano sonne ici, dès ses
premières mesures, comme un émouvant adieu au monde que la guerre est en train de réduire à néant. Les quatre pièces pour quatuor fondées sur des thèmes populaires, abordées avec un
enthousiasme revigorant, sont à la fois pleines de fraîcheur, de rebond et d'esprit, la Sonate pour violon et piano trouvant ici une lecture à la fois sensible et un rien hautaine qui
me semble rendre parfaitement justice à son caractère décanté comme à ses bouffées de lyrisme contenu. Outre une technique irréprochable, les interprètes font montre d'un investissement et
d'une sensibilité de tous les instants et rendent, par là même, un fantastique service à ces pièces qui sont rarement apparues aussi proches, aussi vibrantes, tout en ne reniant rien de leur
complexité et de leur profonde originalité.
The Nash Ensemble signe donc ici une parfaite réussite qui constitue, à mon avis, le disque idéal pour aborder la
production chambriste de Bridge mais que je recommande également, au-delà de ceux du répertoire britannique, à tous les amateurs de musique de chambre qui ne regretteront pas d'avoir fait
traverser la Manche à leur curiosité.
Frank Bridge (1879-1941), Phantasy Piano
Quartet en fa dièse mineur, Sonate pour violoncelle et piano, quatre pièces pour quatuor à cordes : An Irish Melody : The Londonderry Air, Cherry Ripe,
Sally in our alley, Sir Roger de Coverley, Sonate pour violon et piano
The Nash Ensemble
Marianne Thorsen, violon (soliste dans la Sonate)
Laura Samuel, violon
Lawrence Power, alto
Paul Watkins, violoncelle
Ian Brown, piano
1 CD [durée totale : 79'46"] Hyperion CDA68003. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut
être acheté sous forme physique en suivant ce
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Extrait proposé :
Sonate pour violoncelle et piano :
[II] Adagio ma non troppo – Molto allegro e agitato – Adagio ma non
troppo – Allegro moderato
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Crédits :
Photographie de Frank Bridge : © Edward Gooch/Hulton Archive
Photographie du Nash Ensemble : © Hanya Chlala/ArenaPAL