Le regretté Pierre Desproges nous avait appris qu’il fallait se méfier de la (dé)composition des mots : « Dans Pinochet, il y a (h)ochet », remarquait-il malicieusement. Le public, hilare, lui était à juste titre acquis. Or, dans le registre du comique, cette fois tout à fait involontaire, Bernard Kouchner a suggéré la semaine dernière, sur France Inter, au micro de Patrick Cohen, qu’il conviendrait de remplacer le mot « euthanasie » par un autre - en se gardant bien de préciser lequel - au motif que « dans le mot euthanasie, il y a nazi, ce qui n’est pas très gentil. » Euthanasie, nazi : Boby Lapointe n’a plus qu’à aller se rhabiller...
« Pas très gentil... » L’argument est un peu court, intellectuellement nul et, reconnaissons-le, d’une niaiserie consternante ; il peine à convaincre, mais témoigne de cet « Empire du Bien » que dénonçait Philippe Muray dans son essai éponyme et dans ses autres recueils de chroniques. L’Empire du Bien, c’est ce monde de « Bisounours », de demeurés béats et dociles que l’on distrait à peu de frais, ce monde imaginaire, lissé, aseptisé, d’où l’alcool, le tabac, le sel, le sucre, le gras, la violence, le sexe et le mauvais temps seraient exclus, ainsi - et surtout - que les mauvaises pensées, en d’autres termes celles qui collent deprès ou de loin à un réel gênant pour ses promoteurs.
Dans cet Empire du Bien, on supprime les mots du réel pour les remplacer, lorsqu’il est impossible de les faire totalement disparaître, par ceux d’une Novlangue plus insipide, plus édulcorée, plus euphémisée, plus ridicule encore que l’actuel et déjà fort pénible « politiquement correct ».
La proposition de M. Kouchner s’offre d’abord comme un défi à l’étymologie. Nul n’est besoin de maîtriser le grec ancien pour savoir ce que tout bon dictionnaire précise : « eu » signifie « bien », « agréable », « bon » et « thanasie » vient de « thanatos », « la mort ». Nombre de patients qui, en fin de vie, souffrent des douleurs physiques et psychologiques intolérables, savent trop bien ce que ce mot veut dire, qu’ils appellent de leurs vœux.
De quelque côté qu’on l’aborde, toute relation avec le nazisme relève donc du délire bien-pensant. S’il fallait d’ailleurs suivre l’ancien ministre sur ce terrain sirupeux, il faudrait songer à une « extension du domaine du gentil » en supprimant d’autres termes présentant une homophonie avec le régime hitlérien : le singe nasique devrait être rebaptisé, les voix renonceraient à toute connotation nasillarde, quant à Anastasie de Restaud, l’une des filles du Père Goriot, il faudrait d’urgence songer à modifier son surnom, Balzac ayant eu la méchanceté anticipée de l’affubler de celui de « Nasie ». Cette substitution littéraire tomberait d’ailleurs à point nommé puisque, par un singulier raccourci, Anastasie est le nom que l’on donnait jadis à la stupide censure...
Il nous faudrait encore renoncer aux liaisons (dangereuses) qui participent à la beauté de la langue française orale : « en Asie », « un asile », « un azimut » deviendraient interdits. Quant à la très sérieuse National Academy of Social Insurance (dont l’adresse électronique est « nasi.org »), elle devrait au plus vite changer sa raison sociale. Au nom de notre sacrosaint principe de précaution, il conviendrait enfin de gommer de nos formulaires administratifs ce « N° de S.S. » qui nous est si fréquemment demandé, car ce sigle manquerait sans doute, lui aussi, fortement de gentillesse...
« On a peur d’attraper les mots comme on craint d’attraper la grippe aviaire », ironisait Philippe Muray, grand pourfendeur de cette « civilisation prophylactique » que l’on voudrait nous imposer. Imaginer que l’on fera disparaître une idée en supprimant le mot qui la désigne, a fortiori lorsque celui-ci n’a, comme dans le cas qui nous intéresse, aucun rapport avec elle, pourrait rappeler le geste de l’autruche, volatile supposé abolir le danger en enfouissant sa tête dans un trou pour ne plus le voir. Il montre surtout le mépris dans lequel on tient un public constamment infantilisé, présumé incapable de penser par lui-même et de faire la différence entre les vocables dont sa langue dispose.
Illustration : dessin de Roland Topor.