[note de lecture] Pierre Dhainaut, "L’autre nom du vent", par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

 
Où l’entendre – où l’épeler ?  
 
Le mystère, s’il se prononce, garde-t-il intact le vent ? Autre nom, imprononçable, s’il tremble. Le titre du nouveau livre de Pierre Dhainaut, L’autre nom du vent, cherche une assise comme les trois photographies de Manuela Böhme interrogent un lieu, espace ouvert sans fin : fenêtre ou mur qui dévoilent autant qu’ils cachent ce que l’on ne peut saisir. La réponse dans un geste qui ne cesse. Souffle : l’inspiration emplit d’air les poumons ; ils se vident dans l’expiration. Cet air qui nous traverse donne voix en faisant vibrer les cordes vocales, délivrant parfois un poème. La voix et le vent, parfois si violent sur les côtes géographiques du Nord ou d’ailleurs, se mêlent. 
Ainsi, la poésie traverse le poète : 
 
« Jamais un poème n’a su d’où vient la force qui l’ébranle. » 
 
À Dunkerque, qui porte dans son nom les dunes que le vent déplace, on trouve un Parc du Vent, un restaurant Vent d’Ange, une boutique Vent Des Thés… Dunkerque où habite Pierre Dhainaut est ville du vent. Par lui la poésie trouve en qui s’incarner. Le poète accueille et transmet le sens du vent. 
 
Présence de la nuit, en première partie : La mort une fois dite (1). Une porte s’ouvre, on pourrait apercevoir le geste ultime qui recommencera. La trace encore, fragile, garde en son cœur une faille qui est sa force ou son essence. Alors que le sens de certains mots éloigne, « [a]dieu » ou « deuil », leurs sonorités les rapprochent d’une ligne immobile où le souvenir respire – dans le vent. Dernier « rivage » ou seuil, la voix d’un père que « la clameur/ venue des conques » fait retentir lorsque l’enfant retrouve les « récits de voyages ». Nul ne saurait étreindre cette présence diffuse, ce rite de la nuit, avant la séparation maintes fois répétée pour des retrouvailles plus sûres. Or : 
 
« Les mains sont-elles vides, quand personne 
n’est plus là pour les guider ? Elles se tendent, 
se tordent, se cassent, vouées à l’impuissance. » 
 
Gestes silencieux, désormais impossibles, au présent la seule confiance pour rendre ces hivers de neige à la nuit. L’identique pour appartenir encore « au même espace ».  
 
« [L]a preuve », sans complément du nom, une certitude éprouvée fonde la présence, celle-là même des disparus partageant l’espace, allégé, vibrant car les vents fondent leur demeure en cette permanence qui n’est pas close. Ce qui débute entre dans le poème, « à peine » : légèreté sans encombre, fondement syllabique, vocalique, il naît du désir et le vent nourrit la prononciation, garante du mouvement alors « que s’ouvre leur parole ».  
Dans la phrase, lorsque le vers débute, une apposition peut porter la profération comme si l’adjectif détaché ouvrait une fenêtre ou l’inaccompli : 
 
« Prodigue, l’haleine, nous serions attentifs, 
nous en partagerions la foi : comme une source qui jaillit. » 
 
Reprise en gradation, c’est le rythme musical qui gagne le vers, « ne cesse de jaillir » suivant le présent immédiat, projetant une parole d’oracle où l’accomplissement s’écrit (poème). À l’orée, l’écriture. Sa promesse n’éloigne pas d’un sacre syllabique et magique pour « faire apparaître un visage ». Celui du père, perdu, retrouvé dans l’espace où il se dit, rejoignant l’enfant ou l’enfance incarnée en celui qui écrit et voit naître d’autres visages autour de lui pour reconnaître les fleurs. L’orée du jour comme celle des floraisons. Deux gestes rejoints en deux fins ouvertes : pour l’enfant qui craint l’endormissement, la caresse sur le front, le conte (mot de la nuit). Mêmes gestes pour celui qui meurt, le père, l’ami. Sur le seuil, un poème à l’oreille devrait pouvoir nouer à l’âme le mot « confiance » : 
 
« C’est à l’oreille des mourants qu’il faudrait lire 
le début d’un poème, la phrase initiale 
s’y déroulerait comme des ondes : adoucir la souffrance, 
servir de viatique, un battement de cils, 
une légère agitation de la main sous les draps 
affirmeraient que le sens est juste, dicté par l’amour, 
et debout, près d’un lit, nous n’aurions pas à redouter 
ce qui doit suivre. Qui a osé le faire ? » 
 
Ce sont des parties du corps pour un blason qui n’est pas amoureux mais place la quête au cœur de la vie, après la main, puis les mains, ce sont « les doigts », précision accrue, pour déceler, décrypter « des signes esquissés par les mourants » : 
« bientôt la nuit va revivre, engendrer son aube. » 
 
Ces mots : ceux qui ouvrent Le port et le royaume, seconde partie du livre. La « récapitulation d’octobre » propose l’automne pour bilan au « bout du monde » : le mot qui empêchera la nuit de tomber glisse dans le poème à inventer (« les vents l’affirment »). Le temps de la certitude accorde au texte un espace où les verbes se frôlent (« s’enchevêtrent », « se délient »), leur conjugaison au présent active une opération alchimique où parcourir les « empreintes » pour une « arche ». Si près de la neige, « la neige des fables ». 
Or elle peut ne vivre que le temps d’une syllabe, initiée, légère, le « e » faible en fin de vers ouvre sur une nouvelle syllabe, un monde inconnu que la parole découvre comme la neige change les formes, adoucit le passage vers « les arbres […] blancs », le texte livre en ses bribes les légendes « en suspens au pays des seuils/ pour qu’elle y résonne ». Le mystère de l’arrivée de la neige, les enfants le pressentent, ils ne s’y trompent pas, comme pour entrer dans le poème « le temps se féconde ». Saisons, cycle ouvert sur un rayonnement, celui d’une petite fille calmée par la diction simple de son prénom à redire : « souverain, le murmure ». 
La langue porte la fluiditéen une syntaxe où coexistent des reprises de structures qui elles-mêmes désignent, dans leur valeur temporelle, la juxtaposition de plusieurs états : 
 
« et nous réalisions l’œuvre nocturne 
sans nous y ajouter, en approchant la bouche,  
en laissant ruisseler le givre […] » 
 
Aucune arête, nul point saillant pour suspendre, le gérondif éloigne l’interruption possible comme il ancre dans une sensation la possibilité de bâtir ou d’esquisser « le profil d’un navire ». Principe de simultanéité : accueillir n’oppose pas, des propositions placées entre virgules en témoignent qui ne reculent pas devant une accumulation, ou une gradation car les mots gagnent du terrain, syllabes plus nombreuses dans le vers qui avancent sans écarter différents possibles même a priori antithétiques : 
 
« […] très loin, 
Il n’aperçoit qu’une silhouette indécise, et qu’il se hâte, 
Qu’il traque en ce qui reste de mémoire 
Un nom où s’invente un visage, il garde les yeux secs, 
Les lèvres rêches. […] »  
Deux temps se jouxtent et se troublent : celui de l’enfance (du poète, d’une petite fille…) et le présent que ce passé traverse non comme un astre mort mais en une ouverture infinie. Le poète ne la grave pas sur une stèle, ce serait définitif, il se laisse traverser par elle comme le poème devient son lieu de passage : 
 
« […] l’esprit libre d’enfance 
au creuset du sommeil, au cours des années aussi bien, 
persiste malgré nous et nous déborde. »  
Sur le seuil des perceptions, une « vigilance » accrue guette les signes. Nombreux, leur présence se traduit en interrogations, la question sans réponse ouvre le verbe, le prépare à porter le rayonnement. Le poème n’a d’autre prétention, il ouvre les imparfaits (« Elle ne réclamait aucun secours […] ») à un temps verbal autre : présent de l’indicatif, éternité de l’instant enfin mué en mots dans le poème. Singulier, incarné, l’autre nom du vent qui ne se fixera pas. Promis, il se disperse et se concentre en des mouvements alternés. Le poète « à l’oreille des mourants » comme à celle d’un enfant pourrait murmurer ces mots, « la phrase initiale » retournant à l’origine et cerclant d’aube la fin.  
Comment l’adieu pourrait-il résonner ? Où il faudrait rejoindre l’âme, la séparation porte un « arrachement », les paroles l’expriment, vocation de fin où la clôture seule (celle des portes lorsque le métro va partir, celle d’une chambre où le mourant demeure, nos gestes retrouvés, dérisoires, d’une mère ou d’un père, caresse sur le front). L’adieu, au début du livre, se répète, se reproduit. La réponse du vent dans l’orme : 
 
« […] rien ne se brise 
quand se ramifie la rumeur. » 
 
Aux violettes revenues, leurs effluves rappellent qu’une « mère n’est pas morte », seuil des fleurs dans le souvenir vivant d’une mort que le parfum compose pour la lier à la vie, « son visage paraîtra ». Le tremblement alors de l’une à l’autre, violettes nées dans « l’herbe écrasée », signe une fragilité révélant la vie. Alchimie délicate, une transformation inscrite dans la saison commence et témoigne. Elle est irrésistible.  
L’injonction offre sa surface plane pour l’accueil et la perception recommencée des « branches/ de lilas, de glycine. » Ce mot d’ordre, « [r]eviens », répété, de la terre au ciel, n’incline pas, il élève et la confiance sacre les couleurs retrouvées à travers les ronces « sous l’arc-en-ciel ».  
Un poème commence. Il naît. Face à ce qui semble finir, garder confiance en ce qui viendra. Après le crépuscule la nuit sera. Puis l’aube engendrée par elle. Pour la chute et la désespérance nul lieu à traverser, dans le silence, elles s’essoufflent. Dans le vent vivent des présences qui suscitent, perspective accrue : 
 
« […] Comment 
aurais-je survécu un jour de plus 
si j’avais cru la mort définitive ? » 
 
Vers sans clôture, la borne du mot « fin » ne les marque pas et les textes en prose dictent la patience. Pour écrire un poème, l’attente construit un espace de réception. Le vent le laisse deviner : s’il ne se laisse nommer, il invente une source inépuisable, la saison en secret l’alimente. La main écrit, elle caresse. Elle offre, elle retient : une larme autant que la lumière. Prose qui fonde la phrase interrogative ou déclarative, rien ne les oppose. Elles se joignent comme deux paumes trouvent un chemin pour vivre et écrire. Les deux s’unissent en un corps battant. Le cœur.  
Enfin et sans fin se confondent, pulsation mimétique et secrète d’une parole que révèle la voix du poème.  
Un nom résonne : « vocable »  rejoint « voyelle » puis « vocation », isolexisme pour que la racine commune, signifiante, établisse une contiguïté de sens. Pour « répéter » sans « redire », le mot offert (ouvert), devient « traces que laissent les oiseaux sur le sable ». Des courlis cendrés peut-être ou des mouettes parcourent le sable de l’estran. À chacun sa trace sur le sable humide : les vagues de la marée montante l’effaceront. Écriture éphémère sans mots ou lettres, elle révèle le passage de l’oiseau. 
L’enfant, qui ne sait pas encore écrire mais regarde fasciné le texte imprimé, écrit du bout du doigt sur le même sable humide de l’estran des lettres qui ressemblent à des ailes, des voiles ou des nuages. Il sait que « la vague/ reviendra se répandre en ses empreintes ». À qui écrit-il ? Pour qui ? Peu importe, il écrit avec confiance. Le poète le vit :le livre s’ouvrira sur l’infini – il ne se ferme pas. Nous lisons : « [l]a poésie, l’autre nom du vent ». Équivalence offerte. Le poème alors « dans les forêts comme sur les falaises », « sur ce bord extrême » ne cesse, écho du jour pour que le dernier mot retentisse, « gratitude ». 
 
 
[Isabelle Lévesque] 
 
 
1.La première partie, La mort une fois dite, a connu une première version dans un livre d’artiste publié avec Marie Alloy : Même la nuit, la nuit surtout – Éditions Le Silence qui roule, 2012. 
 
Pierre Dhainaut, L’autre nom du vent, photographies de Manuela Böhme, Éditions L’herbe qui tremble, 2014, 89 pages, 14€