Article publié dans Libération du 29 mai 2014
Seul vainqueur d’une élection que tous les autres ont perdue, le Front national n’est peut-être pas (encore ?) le premier parti de France mais il est à coup sûr un puissant révélateur des faiblesses et des échecs de ses adversaires. Si le FN est là où il est aujourd’hui ce n’est pas en raison d’une inéluctable «préférence française» pour ce qu’il représente idéologiquement, mais parce que droite et gauche l’ont installé et nourri depuis trente ans. Il est le résultat d’une coproduction de décennies d’errements, de renoncements et de reniements de l’ensemble des grandes familles politiques françaises. La gauche, toute la gauche, a sa part de responsabilité dans la situation actuelle – part qu’elle devra reconnaître, comprendre et assumer si elle veut sortir de l’impasse actuelle – pour trois raisons au moins.
L’échec de la lutte anti-FN
D’abord, en raison même de l’inefficacité de son opposition ostensible, revendiquée et bruyante au FN depuis trente ans. Malgré les innombrables manifestations, pétitions et autres proclamations contre le parti lepéniste ou, de manière plus générique, contre le racisme auquel il a été résumé depuis les années 80, le score électoral de celui-ci s’est amélioré et ses idées se sont diffusées dans la société. Même si certains, à la fois pour se rassurer sur leur engagement et éviter toute remise en question, arguent que sans cette mobilisation cela aurait été pire.
La cause de cet échec est désormais connue, faute d’être suffisamment reconnue. Avoir transformé ce qui devrait être un combat politique en une croisade morale, à coup de bons sentiments et d’injonctions impératives, a contribué à valider le discours du FN comme parti du refus et du rejet du «système» auprès d’un nombre croissant de nos concitoyens. D’autant plus que ce reproche a souvent été asséné sur un ton méprisant par des élites elles-mêmes de moins en moins légitimes et de plus en plus éloignées du reste de la population.
La perte du «sens du peuple»
Ensuite parce que, pour reprendre les mots de George Orwell, «quand l’extrême droite progresse chez les gens ordinaires, c’est d’abord sur elle-même que la gauche devrait s’interroger». Là encore, la démonstration a été faite d’une gauche qui a délaissé la défense des intérêts des «catégories populaires» (ouvriers, petits employés, jeunes et retraités issus de ces milieux) qui ont constitué son socle électoral historique.
Cette perte de ce que l’on a appelé, suivant la belle expression de Michelet, le «sens du peuple», est repérable aussi bien dans les politiques publiques (économiques, sociales, culturelles, éducatives, «de la ville») mises en œuvre depuis trente ans, celles qui ont fait de l’égalité une valeur morale plutôt qu’un principe directeur universel, qu’au travers de stratégies électorales élaborées autour de «nouvelles coalitions» rassemblant des électorats aux «valeurs [dites] progressistes» («jeunes, femmes, diplômés, minorités et quartiers populaires» si l’on retient la nomenclature du think tank Terra Nova). Ce délaissement s’est mué en mépris, voire en stigmatisation, lorsque les recalés de ces politiques et stratégies ont été considérés par ceux qui les élaborent comme incapables d’en saisir la subtilité et la modernité. Ce «nouvel électorat» de la gauche, selon Terra Nova, «s’oppose à un électorat qui défend le présent et le passé contre le changement», qui considère que «la France est de moins en moins la France», que «c’était mieux avant», un électorat inquiet de l’avenir, plus pessimiste, plus fermé, plus défensif. Un électorat d’emblée rejeté du côté des «valeurs» du FN et accusé de populisme.
L’abandon du projet républicain
Enfin, parce que la gauche a abandonné le projet républicain, celui d’une synthèse fragile mais possible entre une démocratie vivace et une solidarité approfondie dans un cadre national acceptable et accepté parce qu’universel et égalitaire. Cet abandon a ouvert la voie non seulement à sa contestation, au nom de toutes les revendications particulières et identitaires, mais aussi à sa récupération par le FN, alors même que ce parti est porteur d’une tradition et d’une idéologie qui en sont éloignées.
L’illusion fonctionne dès lors à plein entre, d’un côté, une gauche qui délaisse son projet historique et, de l’autre, ses fossoyeurs, qui s’en emparent pour le détourner de son but tout en dénonçant bruyamment son abandon. Face à une telle menace, ni l’économisme technocratique et gestionnaire calé sur les injonctions de l’Union européenne ni le moralisme bien-pensant épris d’un progressisme sans but ne peuvent prétendre à la poursuite du combat historique pour l’émancipation collective.
Pourtant, dans le monde ouvert et changeant qui se dessine autour de nous, ce combat reste plus que jamais indispensable. D’autant que le mouvement d’ouverture des frontières et des horizons s’accompagne, paradoxalement, d’un ralentissement, voire d’un blocage, de la mobilité sociale et du creusement de la fracture entre deux parties de la société, celle qui profite de l’ouverture et celle qui en pâtit durement. L’insécurité multiforme qui naît d’une telle évolution et les risques qui en découlent devraient être le premier souci de toute la gauche, notamment à l’égard de ceux de nos concitoyens qui sont les moins bien armés pour y faire face, économiquement ou culturellement. C’est ce qu’a compris le FN depuis quelques années, ce dont ses dirigeants se servent avec maestria pour faire avancer, à pas de géant désormais, leur conception de ce que devrait être la France. Si on ne la partage pas, si on n’en veut pas, alors il est plus que temps, à gauche spécialement, de se ressaisir en se défaisant des mauvaises habitudes prises ces dernières années, avant qu’il ne soit trop tard.
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