Harar, le 6 mai 1883
Mes chers amis,
Isabelle a bien tort de ne pas se marier si quelqu’un de sérieux et d’instruit se présente, quelqu’un avec un avenir. La vie est comme cela, et la solitude est une mauvaise chose ici bas. Pour moi, je regrette de ne pas être marié et avoir une famille. Mais, à présent, je suis condamné à errer, attaché à une entreprise lointaine, et tous les jours je perds le goût pour le climat et les manières de vivre et même la langue de l’Europe. Hélas ! à quoi servent ces allées et venues, et ces fatigues et ces aventures chez des races étranges, et ces langues dont on se remplit la mémoire, et ces peines sans nom, si je ne dois pas un jour, après quelques années, pouvoir me reposer dans un endroit qui me plaise à peu près et trouver une famille, et avoir au moins un fils que je passe le reste de ma vie à élever à mon idée, à orner et à armer de l’instruction la plus complète qu’on puisse atteindre à cette époque, et que je voie devenir un ingénieur renommé, un homme puissant et riche par la science ? Mais qui sait combien peuvent durer mes jours dans ces montagnes-ci ? Et je puis disparaître, au milieu de ces peuplades, sans que la nouvelle en ressorte jamais.
Vous me parlez des nouvelles politiques. Si vous saviez comme ça m’est indifférent ! Plus de deux ans que je n’ai pas touché un journal. Tous ces débats me sont incompréhensibles, à présent. Comme les musulmans, je sais que ce qui arrive arrive, et c’est tout.
La seule chose qui m’intéresse, sont les nouvelles de la maison et je suis toujours heureux à me reposer sur le tableau de votre travail pastoral. C’est dommage qu’il fasse si froid et lugubre chez vous, en hiver ! Mais vous êtes au printemps, à présent, et votre climat, à ce temps-ci, correspond avec celui que j’ai ici, au Harar, à présent.
Ces photographies me représentent, l’une, debout sur une terrasse de la maison, l’autre, debout dans un jardin de café ; une autre, les bras croisés dans un jardin de bananes. Tout cela est devenu blanc, à cause des mauvaises eaux qui me servent à laver. Mais je vais faire de meilleur travail dans la suite. Ceci est seulement pour rappeler ma figure, et vous donner une idée des paysages d’ici.
Au revoir,
Rimbaud.
Maison Mazeran, Viannay et Bardey,
Aden.
Arthur Rimbaud, La Pléiade, (p.364/365)
En cherchant un poème de Rimbaud pour ce dimanche, je suis tombée sur cette lettre très émouvante de Rimbaud à sa mère et à sa sœur Isabelle. Il est alors en difficulté avec la maison qui l’emploie à Aden pour le commerce du café en particulier et avec laquelle il vient cependant de renouveler son contrat pour une période de trois ans encore bien que persuadé que l’établissement fermera bientôt, les bénéfices ne couvrant pas les frais. C’est une des rares lettres où il se laisse aller à faire quelques confidences un peu intimes.