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Interdire totalement l’établissement du lien de filiation entre un père et ses enfants biologiques nés d’une gestation pour autrui à l’étranger est contraire à la Convention EDH
Publié le 29 juin 2014 par Elisa Viganotti @Elisa_ViganottiLa Cour européenne des droits de l’homme a rendu le 26 juin ses arrêts de chambre, non définitifs, dans les affaires Mennesson c. France (requête no 65192/11) et Labassee c. France (requêteno 65941/11).
Ces affaires concernent le refus de reconnaître en droit français une filiation légalement établie aux États-Unis entre des enfants nées d’une gestation pour autrui (GPA) et le couple ayant eu recours à cette méthode.Dans les deux affaires, la Cour dit, à l’unanimité, qu’il y a eu :
Non-violation de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Conventioneuropéenne des droits de l’homme s’agissant du droit des requérants au respect de leur vie familiale.Violation de l’article 8 s’agissant du droit des enfants au respect de leur vie privée.La Cour dit que l’article 8 trouve à s’appliquer dans son volet « vie familiale » comme dans son volet « vie privée ».
D’autre part, la Cour rappelle que le droit à l’identité fait partie intégrale de la notion de vie privée et qu’il y a une relation directe entre la vie privée des enfants nés d’une gestation pour autrui et la détermination juridique de leur filiation.La Cour constate que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale des requérants que constitue le refus des autorités françaises de reconnaître leur lien de filiation était « prévue par la loi » au sens de l’article 8.Ensuite, la Cour admet que l’ingérence litigieuse visait deux des buts légitimes énumérés dans l’article 8 : la « protection de la santé » et « la protection des droits et libertés d’autrui ». Elle relève que le refus de la France de reconnaître le lien de filiation entre les enfants nés d’une GPA à l’étranger et les couples ayant eu recours à cette méthode procède de la volonté de décourager ses ressortissants de recourir hors de France à une méthode de procréation qu’elle prohibe sur son territoire dans le but, selon sa perception de la problématique, de préserver les enfants et la mère porteuse.
La Cour examine ensuite si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Elle souligne que les Etats doivent se voir accorder une ample marge d’appréciation dans leurs choix liés à la gestation pour autrui, au regard des délicates interrogations éthiques qu’ils suscitent et de l’absence de consensus sur ces questions en Europe. Cette marge d’appréciation doit néanmoins être réduite dès lors qu’il est question de la filiation, car cela met en jeu un aspect essentiel de l’identité des individus. Par ailleurs, il incombe à la Cour de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l’Etat et ceux des individus directement touchés, eu égard notamment au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer.Concernant la vie familiale des requérants, la Cour observe qu’elle est nécessairement affectée par le défaut de reconnaissance en droit français du lien de filiation entre les enfants et leurs parents. Elle constate, cependant, que les requérants ne prétendent pas que les obstacles auxquels ils se sont trouvés confrontés étaient insurmontables et ne démontrent pas qu’ils se sont trouvés empêchés de bénéficier en France de leur droit au respect de leur vie familiale. Elle relève en effet qu’ils ont pu s’établir tous les quatre en France peu de temps après la naissance des enfants, qu’ils y vivent ensemble dans des conditions globalement comparables à celles dans lesquelles vivent les autres familles et qu’il n’y a pas lieu de penser qu’il y a un risque que les autorités décident de les séparer en raison de leur situation au regard du droit français. En outre, c’est à l’issue d’un examen concret de la situation que les juges français ont estimé que les difficultés pratiques rencontrées par les requérants ne dépassaient pas les limites qu’impose le respect de la vie familiale. Par conséquent, un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts des requérants et ceux de l’État, pour autant que cela concerne leur droit au respect de leur vie familiale.En revanche en ce qui concerne le droit des enfants au respect de leur vie privée, la Cour note qu’elles se trouvent dans une situation d’incertitude juridique : sans ignorer qu’elles ont été identifiées ailleurs comme étant les enfants des époux Mennesson ou Labassée, la France leur nie néanmoins cette qualité dans son ordre juridique. La Cour considère que pareille contradiction porte atteinte à leur identité au sein de la société française. De plus, bien que leur père biologique soit français, les enfants sont confrontés à une troublante incertitude quant à la possibilité de se voir reconnaître la nationalité française, une indétermination susceptible d’affecter négativement la définition de leur propre identité. La Cour relève en outre qu’ils ne peuvent hériter des époux Mennesson ou Labassée qu’en tant que légataires, les droits successoraux étant alors calculés de manière moins favorable pour elles ; elle voit là un autre élément de l’identité filiale dont les enfants se trouvent privés. Ainsi, les effets de la non-reconnaissance en droit français du lien de filiation entre les enfants conçus par GPA à l’étranger et les couples ayant eu recours à cette méthode ne se limitent pas à la situation de ces derniers : ils portent aussi sur celle des enfants eux-mêmes, dont le droit au respect de la vie privée, qui implique que chacun puisse établir la substance de son identité, y compris sa filiation, se trouve significativement affecté. Se pose donc une question grave de compatibilité de cette situation avec l’intérêt supérieur des enfants, dont le respect doit guider toute décision les concernant.
Selon la Cour, cette analyse prend un relief particulier lorsque, comme en l’espèce, l’un des parents est également géniteur de l’enfant. Au regard de l’importance de la filiation biologique en tant qu’élément de l’identité de chacun, on ne saurait prétendre qu’il est conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant de le priver d’un lien juridique de cette nature alors que la réalité biologique de ce lien est établie et que l’enfant et le parent concerné revendiquent sa pleine reconnaissance. Or, non seulement le lien entre les jumelles et leur père biologique n’a pas été admis à l’occasion de la demande de transcription des actes de naissance, mais encore sa consécration par la voie d’une reconnaissance de paternité ou d’une adoption ou par l’effet de la possession d’état se heurterait à la jurisprudence prohibitive établie sur ces points par la Cour de cassation. En faisant ainsi obstacle tant à la reconnaissance qu’à l’établissement de leur lien de filiation à l’égard de leur père biologique, l’Etat français est allé au-delà de ce que lui permettait sa marge d’appréciation. La Cour conclut que le droit des enfants au respect de leur vie privée a été méconnu, en violation de l’article 8.C’estpar conséquent sous l’angle du droit au respect de la vie privée des enfants que la loi française est sanctionnée par la CEDH. Cette décision est un désaveu cinglant de la dernière jurisprudence de la Cour de Cassation (cf. mon post « Pas d’état civil français … » de mars).Pour avoir, en tant qu’avocat, eu à connaître la situation douloureuse des enfants issus de mère porteuse privés d’état civil français, je ne peux qu’approuver cette décision, tout en reconnaissant que le danger d’une « ruée vers les mères porteuses étrangères » existe.Il faudra un jour trouver le juste équilibre entre le désir d’enfants des couples stériles et la protection du corps humain et de la dignité de la femme.Dur dur…P.S. Je vais commenter ces arrêts dans la Gazette du Palais.
+Viganotti Elisa
Avocat de la famille internationale
Pour aller plus loin: Arrêt Labassée et Arrêt Mennesson