"Benjamin Constant" d'Alfred Fabre-Luce

Publié le 29 juin 2014 par Francisrichard @francisrichard

C'est en chinant rue Centrale à Lausanne, à la Librairie de l'Univers, que j'ai déniché, il y a quelques années, un exemplaire du Benjamin Constant d'Alfred Fabre-Luce. A l'occasion de fouilles archéologiques dans mon capharnaüm, j'ai remis la main dessus l'autre jour. Et, comme je ne crois pas au hasard, cette découverte ne doit pas être dépourvue de signification personnelle.

Certes, mon exemplaire n'est pas celui édité par Arthème Fayard en 1939, mais celui édité près de quarante ans plus tard par la Librairie Académique Perrin en 1978. C'est tant mieux, parce que l'auteur a revu sa copie. Il a souhaité la reprendre et l'approfondir:

Il y avait à cela plusieurs raisons. Les dernières décennies ont apporté des publications inédites et des interprétations intéressantes. J'ai moi-même vécu, évolué, élargi ma curiosité. Enfin, les événements de notre époque ont aidé à comprendre ceux dont Benjamin Constant a été le contemporain.

(Les deux versions sont disponibles à la Bibliothèque Universitaire de Lausanne)

Cette biographie parle davantage de l'homme que de l'oeuvre, sans doute parce que l'homme surtout fascine l'auteur:

Ecrire une biographie de Benjamin Constant est un exercice difficile, car il échappe dès qu'on croit le cerner.

Benjamin Constant y apparaît en effet contradictoire.

Ainsi, les uns le considèrent-ils comme un coeur froid, d'autres comme une âme tendre et passionnée.

Il faut dire que sa vie sentimentale a été mouvementée. Et c'est peut-être dans son roman Adolphe qu'il a le mieux parlé des femmes qu'il a aimées en faisant d'Elléonore un personnage composite, non sans contradictions, de toutes ses maîtresses et en traçant son propre portrait à travers elle:

Les querelles des amants rappellent celles de Germaine  [de Staël] et de Benjamin, la situation sociale d'Elléonore est celle d'Anna Lindsay, son humble obstination est celle de Charlotte [de Hardenberg, sa deuxième femme], et elle meurt comme Julie Talma. Mme Trevor elle-même a fourni quelques éléments. Mais, c'est justement parce qu'Elléonore unit ces vivantes qu'elle prend une autre dimension.

Si ces clés permettent au biographe de tenter de reconstituer une part de qui était l'écrivain, elles ne satisferont pas le lecteur qui cherche à apprécier l'oeuvre en elle-même. Car Proust a toujours raison contre Sainte-Beuve...

Il est préférable que le biographe s'intéresse à ce que Benjamin Constant dit de lui-même - par exemple dans son Journal intime ou dans son extrait d'autobiographie déguisée qu'est Cécile publié en 1951 -, ou qu'il écoute ce qu'il dit dans sa prétendue Réponse à sa Lettre à l'Editeur, mises en postfaces à Adolphe:

Je hais cette faiblesse qui s'en prend toujours aux autres de sa propre impuissance, et qui ne voit pas que le mal n'est point dans ses alentours, mais qu'il est en elle.

Alfred Fabre-Luce (qui place à tort ce passage dans la Lettre à l'Editeur) commente fort justement:

C'est par faiblesse, en effet, que Benjamin a fait son malheur et celui de ses amies.

Et il approuve cette conclusion:

Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout; c'est en vain qu'on brise avec les objets et les êtres extérieurs, on ne saurait brisé avec soi-même.

Benjamin Constant apparaît ballotté par les flots, passant d'un régime à l'autre. Aussi Alfred Fabre-Luce a-t-il raison de dire qu'il faut considérer, plutôt que l'infidélité de Benjamin, envers tel ou tel régime, sa fidélité à la cause de la liberté. Et c'est cette continuité qui le réhabilite.

Alfred Fabre-Luce ne cèle pas que Benjamin Constant ait été occupé à d'âpres querelles d'intérêts, mais il l'explique par sa passion pour le jeu dont il ne se départira, hélas, jamais complètement:

Si sa comptabilité nous était parvenue, nous y trouverions un étrange fatras: prêts non remboursés de Necker et de Madame de Staël (mais tout ce qu'il a fait pour la gloire de sa famille ne méritait-il pas salaire?), cadeaux du pouvoir (mais il ne lui a rien accordé en échange), souscriptions populaires (mais il les a perdues au jeu).

Benjamin Constant a été pour Juliette Récamier dévoré par une passion malheureuse qui était peut-être une fausse passion, histoire personnelle dont Alfred Fabre-Luce tire cette conclusion:

L'amoureux éconduit souffre aussi d'en souffrir: il se trouve stupide, c'est un second malheur ajouté au premier.

Les difficultés de sa vie sentimentale ont valu à ce voltairien une dépression et le chemin de la religion l'en a tiré. Là encore ses rapports avec la religion sont ambigus. Commentant un texte extrait de la grande oeuvre de sa vie, son Histoire des religions, Alfred Fabre-Luce écrit:

On [y] trouve, à la fois, un fond d'agnosticisme, un sens tragique de la vie et une profonde chaleur humaine (englobant aussi les sceptiques) qu'il faut peut-être appeler authentiquement "religieuse".

Il ajoute, commentant cette fois un texte extrait du prospectus qui accompagne la parution du premier volume:

La recherche religieuse, même si, pour un esprit scientifique, elle n'est qu'une question sans réponse certaine, constitue une expérience qui trouve sa signification en elle-même. Un grand libéral a trouvé et vécu en elle, au-delà de la politique, la libération suprême.

Dans les dernières années de sa vie Benjamin Constant va n'être plus guère qu'un homme public, qui aime à citer ce mot de Bacon:

Le temps est le grand réformateur...

Que je ne peux m'empêcher de rapprocher de celui de Mazarin:

Le temps défait toujours ce qui se fait sans lui...

Pour Benjamin Constant, la Liberté est "chose présente":

Constant veut dire par là qu'il faut travailler chaque jour à la faire entrer dans les moeurs, au lieu de préparer une révolution qui tenterait de l'établir brusquement. Il pense que l'opinion, si on la laisse s'exprimer, est capable de modifier par sa seule force les lois qui la contrarient, et c'est pourquoi ses interventions les plus importantes visent à défendre ou à élargir la liberté de la presse.

Benjamin Constant meurt à 63 ans, mais il n'a pas attendu cet âge-là pour méditer sur la mort. En pleine maturité, il dira:

J'ai ce malheur particulier que l'idée de la mort ne me quitte pas. Elle pèse sur ma vie, elle foudroie tous mes projets... Ce n'est pas la crainte de la mort, mais un détachement de la vie contre lequel la raison ne peut rien, parce qu'au bout du compte la raison corrobore ce sentiment au lieu de le combattre.

Au terme de cet exercice difficile qu'a représenté cette biographie de Benjamin Constant, Alfred Fabre-Luce fait référence à celle de Paul Bastid, publiée en 1966, et où ce dernier dit préférer Benjamin Constant à Alexis de Tocqueville parce qu'il le trouve moins compassé:

Assurément, on n'imagine pas l'auteur de la Démocratie en Amérique cumulant en une journée, comme le faisait Benjamin, une conversation sérieuse avec le souverain, un duel, la supplication d'une belle indifférente et la lecture publique d'un roman d'amour. Ce qui, en dernier ressort, assure l'immortalité de Benjamin, c'est qu'on ne s'ennuie jamais avec lui.

Benjamin, l'inconstant, ne m'ennuie jamais et je me félicite de nos correspondances...

Francis Richard

PS

Grâce à Alfred Fabre-Luce, auquel je pense en ce centenaire de l'attentat de Sarajevo commis le 28 juin 1914, contre l'archiduc François-Ferdinand, j'ai obtenu un 18 sur 20 à l'épreuve orale d'histoire-géographie de mon baccalauréat scientifique passé en 1968...

J'avais tiré comme sujet d'histoire les origines de la seconde guerre mondiale et j'avais traité les origines de la première guerre mondiale... Car je ne savais pas encore lire à cette époque... je n'avais après tout que dix-sept ans...

Mon examinateur avait toutefois accepté que je parle de ce que j'avais préparé et m'avait gratifié au bout de trois quarts d'heure d'exposé de cette note mirifique. Je m'étais inspiré du livre L'histoire démaquillée d'Alfred Fabre-Luce, paru un an plus tôt, et d'un article sur le sujet, paru sous sa plume, la veille, dans Le Monde...

Ce non-conformiste d'Alfred Fabre-Luce, que j'aimais lire et que j'aime lire et relire, apporte la preuve dans ce livre que les meurtriers de l'archiduc héritier d'Autriche ont été payés par l'attaché militaire russe...