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Entretien. Un groupe de travail du Collectif pour un Audit citoyen de la dette publique a publié en mai un rapport (1) qui vise à répondre à une série de questions essentielles : d’où vient la dette ? A-t-elle été contractée dans l’intérêt général, ou bien au bénéfice de minorités déjà privilégiées ? Qui détient ses titres ? Peut-on alléger son fardeau autrement qu’en appauvrissant les populations ? Nous avons interrogé Patrick Saurin, porte-parole de Sud-BPCE et membre du CADTM (comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde) qui a participé au groupe de travail.
« Depuis plus de 30 ans, nous vivons au-dessus de nos moyens » a déclaré Manuel Valls le 16 avril dernier. Votre rapport met en cause le discours dominant selon lequel la dette viendrait de dépenses trop élevées de l’État. Peux-tu préciser ce point ?
Le discours de Manuel Valls est le même que celui tenu par ses prédécesseurs sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Or il s’agit d’un pur mensonge. En effet, en tendance, de 1978 à 2012, les dépenses ont diminué de 2 points de PIB (et de 3,5 points hors intérêts de la dette), alors que dans le même temps, les recettes ont chuté de 5,5 points de PIB. Les Français ne vivent donc pas au-dessus de leurs moyens : en vérité, l’essentiel du problème provient d’une baisse des recettes fiscales et d’intérêts trop élevés versés aux banques.
Vous mettez l’accent sur deux facteurs dans la hausse de la dette de l’État : les baisses d’impôt et les taux d’intérêt. Peux-tu nous donner des ordres de grandeur ?
Selon nos estimations qui ne forcent pas le trait, ces trente dernières années, le manque à gagner du fait des cadeaux fiscaux (qui ont pour l’essentiel bénéficié aux grandes entreprises et aux ménages aisés) représente 488 milliards d’euros. Quant au surcoût de dépenses provenant des taux d’intérêt élevés payés aux banques sur les titres de la dette, on a chiffré à 589 milliards d’euros le total des intérêts excédant un taux d’intérêt réel de 2 %, un taux moyen auquel l’État aurait dû se financer sur la période.
Pour les collectivités locales, deux autres facteurs interviennent : les transferts de charge de l’État et les prêts toxiques ?
Effectivement, les collectivités subissent de la part du gouvernement une double peine. Tout d’abord, la décentralisation a conduit à un transfert de charges de l’État vers les collectivités sans que cela donne lieu à un transfert de recettes correspondantes. Ainsi, une diminution des dotations de 11 milliards d’euros est prévue entre 2013 et 2017 en application du Pacte de stabilité (2).
Ensuite, les collectivités risquent de devoir prendre en charge un surcoût de l’ordre de 15 milliards d’euros au titre des emprunts toxiques. En effet, le gouvernement est en train de faire voter par le Parlement un projet de loi scandaleux dont l’objet est de faire supporter par les collectivités et les contribuables les conséquences de la spéculation des banques (3). De quoi s’agit-il ? Début 2013, l’État a créé la Société de financement local (SFIL), une structure à 100 % publique chargée de reprendre l’encours des prêts aux collectivités de la banque Dexia en faillite, dont 8,5 milliards de prêts toxiques. Or depuis quelques mois, plusieurs décisions de tribunaux ont condamné les banques assignées par les collectivités, en particulier sur le motif d’un taux effectif global (TEG) absent ou erroné dans les contrats. Pour contourner cette jurisprudence qui s’impose à la SFIL comme aux banques, le gouvernement a conçu un projet de loi scélérat visant à valider rétroactivement les contrats d’emprunt illégaux. Voté en procédure accélérée au Sénat le 13 mai dernier par le PS et EELV, ce texte va être prochainement présenté devant l’Assemblée nationale.
Vous évaluez à 59 % du total la partie illégitime de la dette. Quels sont les critères que vous utilisez ?
Nous avons calculé que, si au cours des trente dernières années, l’État avait maintenu constante la part de ses recettes dans le PIB au lieu de s’appauvrir du fait de cadeaux fiscaux injustifiés, et s’il s’était financé à un taux raisonnable au lieu d’engraisser les banques privées, il aurait disposé de 1077 milliards d’euros supplémentaires (les 488 et 589 milliards d’euros cités précédemment), un montant qui représente 59 % de sa dette publique actuelle.
Six ans après 2008, aucune vraie réforme bancaire n’a eu lieu et la dette continue d’être payée. Qu’est-ce que vous préconisez dans le rapport ?
La pseudo-réforme de Moscovici a concerné entre 0,4 % et 0,7 % des activités des banques aux dires des banquiers, c’est dire sa portée dérisoire. Le rapport préconise l’annulation de tout ou partie de la dette illégitime combinée à la mise en place d’un impôt exceptionnel progressif sur les 10 % les plus riches. On propose également d’obliger les banques à souscrire un quota de titres de la dette publique.
À ton avis, quelles sont les mesures immédiates que devrait prendre un vrai gouvernement de gauche par rapport à la dette publique et à la finance ?
De mon point de vue, les mesures immédiates doivent aller à l’essentiel et tirer les conséquences de la situation révélée par l’audit. Tout d’abord, il faut annuler la totalité de la dette jugée illégitime, naturellement en prenant soin de veiller à la protection des petits porteurs et des structures publiques le cas échéant.
Ensuite, il faut socialiser l’intégralité du système bancaire en créant un véritable service public bancaire. À la différence d’une nationalisation, la socialisation place les banques sous contrôle citoyen avec un partage de décision entre les dirigeants, les élus locaux ainsi que les représentants des salariés, des clients, des associations et des instances bancaires nationales et régionales.
Cette question est à mes yeux le cœur du problème. Dans un article du Guardian le 9 juin dernier (4), commentant notre rapport d’audit, Razmig Keucheyan ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit au sujet de notre proposition de socialisation du secteur bancaire : « Cela, bien sûr, est la partie la plus difficile, là où des éléments de socialisme sont introduits en plein cœur du système. » Comme le préconise Sud BPCE, mon syndicat, cette socialisation doit concerner non seulement les banques de détail mais également les banques d’affaires. Ce sont ces grandes banques, les banques de financement et d’investissement (BFI), qui sont pour l’essentiel à l’origine de la crise de 2007-2008 du fait des produits spéculatifs qu’elles ont conçus et commercialisés pour en tirer tous les profits avant de laisser les États et les contribuables en supporter les pertes colossales. Celui qui douterait du bien-fondé et de la nécessité de socialiser ces banques d’affaires n’a qu’à ouvrir son journal et consulter la rubrique « Fraudes, scandales et faits divers » pour s’en convaincre.
Aujourd’hui, l’urgence est la transition écologique qui doit être au cœur de notre projet politique et mobiliser l’essentiel de nos moyens financiers. Or, seules de grandes banques socialisées qui n’ont pas le profit et la spéculation comme alpha et oméga peuvent mener à bien un tel projet, pas des banques privées détenues par des actionnaires véreux, des marchands d’armes ou des sociétés comme Total ou Monsanto qui mettent à sac la planète et affament les peuples.
Propos recueillis par Henri Wilno
1 – Pour lire le rapport : htt ://www.audit-citoyen.org/?p=6291
2 – En cumulé, en intégrant toutes les réductions, « la perte de recettes pour les collectivités sur 2014-2017 atteint 27 milliards d’euros » selon Alain Guenguant (Alain Guengant, « Les collectivités locales vont perdre 27 milliards d’euros de recettes d’ici à 2017 », La Gazette des communes, des départements, des régions, n°21/2223, 26 mai 2014, p. 13).
3 – Il s’agit d’une deuxième tentative du gouvernement, la première ayant été censurée par le Conseil constitutionnel le 29 décembre 2013.
4 – http://www.theguardian.com/commentisfree/2014/jun/09/french-public-debt-audit-illegitimate-working-class-internationalim