Version restaurée
Note : 3,5/5
Une fois n’est pas coutume, La Nuit du Blogueur vous parle d’un film qui fait l’actualité sans être tout à fait récent… Carlotta a en effet permis la re-sortie sur les écrans français de Cutter’s way, présenté en version restaurée. Ce thriller de 1981 est réalisé par l’injustement méconnu Ivan Passer, qui fut l’un des chefs de file – avec un certain Milos Forman – de la Nouvelle Vague tchécoslovaque. La re-sortie du film est donc l’occasion de rendre hommage à Passer et de (re)découvrir un thriller étonnant, loin des stéréotypes du genre avec, en prime, Jeff Bridges.
© Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. All Rights Reserved
A Santa Barbara, Richard Bone vend des bateaux et séduit les femmes. Une nuit, sa voiture tombe en panne dans une allée où l’on découvre, le lendemain, le corps d’une jeune fille assassinée. D’abord accusé, Bone est finalement relâché. Mais cette histoire intrigue son meilleur ami, Alex Cutter, vétéran du Vietnam, qui décide de mener l’enquête et entraîne avec lui tout leur entourage.
Ce qui ne pourrait être qu’un thriller sympathique devient, dans Cutter’s way, tout autre chose. Si le film semble s’ouvrir sur une Santa Barbara de carte postale – jolies filles, soleil et parade filmés au ralenti et en noir et blanc – la suite fait vite mentir l’image d’Épinal : la couleur s’invite dans l’image, et bientôt le sang ; les jolies filles sont violées, assassinés et jetées aux ordures ; le soleil ne se lève que pour révéler les horreurs de la nuit ; la parade est le lieu où l’on peut s’exposer aux autres dans toute sa réussite sociale (Cord) et où les marginaux Cutter et Bone peuvent se dissimuler pour mieux observer.
Se cacher et observer : il y a bien sûr quelque chose de paranoïaque dans le film de Passer et, comme souvent dans les films de genre intelligents, quelque chose à dire sur un certain état de l’Amérique. En 1981, les vétérans du Vietnam sont toujours là, comme une cicatrice lancinante qui refuse de disparaître. Le film dans son ensemble est porté par la figure à la fois effrayante et apitoyante de Cutter, interprété par un John Heard impressionnant. Il promène sa carcasse – il n’y a pas d’autre mot tant son corps est réduit en miettes – des bars pouilleux aux villas richissimes, et traîne avec lui toutes les blessures inavouées de l’Amérique. Il est la voix (à la diction approximative) des laissés-pour-compte, des marginaux, des damnés de la terre.
Mais il n’est pas seul. Ils sont un trio, un quatuor presque par moments. Si Cutter s’imagine des choses, il est bien suivi. S’invite également, pourrait-on, une "histoire d’amour", qui s’avère bien morne : la femme dépressive de Cutter ne supporte plus son alcoolique de mari, et elle a toujours eu un faible pour Bone qui, de son côté, la séduit davantage par défi que par amour véritable. L’issue de cette histoire met en péril l’amitié des deux hommes, et pourtant l’ennemi est ailleurs, et c’est lui qui les réconciliera.
Cutter’s way est donc aussi un film de buddies, un film sur l’amitié entre deux hommes, ses concessions et ses doutes, mais surtout son incroyable nécessité vitale. L’affaire devient certes l’obsession de Cutter, mais il est finalement assez peu question de la victime dont on identifie vite le meurtrier (fantasmé). Ce qui compte, c’est la rage accumulée, la colère insoutenable et le devenir-violent de ceux qui ont été victimes de violence. La justice, ce n’est pas de dénoncer le meurtrier à la police, mais de le confronter à deux, pour faire quelque chose ensemble, contre les riches, contre la société, contre le monde.
De ce film de marginaux, on ne retiendra donc pas l’intrigue policière. Ce n’est, de toute façon, pas le coeur du sujet. On se souviendra surtout des couleurs d’un film à l’ambiance délétère, au rythme lent de ceux qui ont le temps d’enquêter sur ce qui n’est, peut-être, qu’un fantasme. On remarquera aussi le sens des détails de Passer : un insert, la construction d’un plan ont ainsi beaucoup à dire.
Cutter’s way fait état d’un monde où tout semble disparaître progressivement et où tous marchent vers la mort avec une conviction effrayante. A le voir aujourd’hui, on s’étonne et on s’effraie d’y reconnaître encore notre monde.
Alice Letoulat
Film en salles depuis le 25 juin 2014