Rescapés des intégrismes et des pogroms, libertaires par essence, atypiques par leurs croyances, les alévis ne sont pas beaucoup aimés du reste de la communauté musulmane, a fortiori parce que leur foi a pour origine la branche mal-aimée de l’islam ; le chiisme. Le mot alévi lui-même signifie adepte d’Ali, le gendre du prophète, celui par lequel le chiisme a fait dissidence.
Au cours de mes péripéties, j’ai pu moi-même me rendre compte que si les alévis sont regardés de travers, considérés comme des illuminés, voire comme des fous (pas au sens fanatiques) et malgré leur liturgie peu orthodoxe, ils n’en sont pas moins respectés, même si par le passé, cela ne fut pas toujours le cas. Absolument pas minoritaires en Turquie (1 Turc sur 4 est alévi, les statistiques officielles faisant plutôt état de 10 à 15% de la population), un musulman sunnite vous accompagnera tout de même volontiers au tekke ou à la cem evi le plus proche si le cœur vous en dit, mais il n’est pas dit qu’on vous propose d’assister au sema avec vous, il ne faut tout de même pas exagérer.
Voici un extrait du livre de Sébastien de Courtois (Un thé à İstanbul, récit d’une ville) nous en apprenant un peu plus sur ces religieux d’un autre genre qui pratiquent leur foi dans un étrange syncrétisme. Rencontre avec Mehmet.
Si les alévis de Turquie sont considérés comme des « musulmans » par l’office des cultes, leurs pratiques rituelles n’ont rien à voir avec l’islam orthodoxe, ni même avec l’islam tout court étant donné qu’ils n’en respectent aucun des piliers. Ils ne vont pas à la mosquée, m’explique Alberto, spécialiste de la question, ne lisent pas le Coran et, au pèlerinage de La Mecque, ils préfèrent celui plus proche de Haci Bektaş, une saint homme de Cappadoce. De même, les cinq prières quotidiennes ne leur sont pas familières, comme le jeûne du ramadan qu’ils ne respectent pas, et — comble d’hérésie — ils n’hésitent pas à jurer sur la tête du Prophète. Le portrait d’Ali, le gendre du Prophète, trône dans leurs maisons de prière, les cem evi, à côté du saint cappadocien et d’un Atatürk représenté en odeur de sainteté. Une étrange trinité chamanique qui n’est pas pour me déplaire tant elle est surréaliste. Il faudrait plutôt voir dans l’alévisme turc — qui concerne près de 25% de la population, tout de même — un maintien de croyances présislamiques liées au parcours des peuples turcs en Asie, avec une touche d’influence chrétienne, comme des réminiscences de cultures plus anciennes.
Mehmet est fier de sa religion. Une identité qui fait de lui un être à part dans la société turque, comme l’ensemble de ses congénères. Digne descendant de ses aïeux, il conspue régulièrement toute forme d’autoritarisme religieux et reste un fervent défenseur de la laïcité et du sécularisme. « Chacun chez soi, me dit-il souvent, les imams à la mosquée ! » Aux dires de certains observateurs — dont je suis —, si la Turquie n’a pas encore basculé dans le camp de l’obscurantisme, c’est grâce à cette minorité de râleurs nés. Les quartiers alévis ne se mélangent pas avec ceux des sunnites, les deux groupes se regardant en chien de faïence et suspectant l’autre d’un mauvais coup. Ils aiment la musique, la transmission des cultures locales, dont celle des bardes, les aşık, qui ont porté jusqu’à nous des siècles de mémoire orale.
J’ai compris la spécificité des alévis en assistant à leur culte dans une cem evi située au dernier étage d’un immeuble moderne du quartier de Yenibosna. Rien de bien attractif en apparence — une tour vitrée près d’un périphérique —, mais je découvris là le terrain d’une magie secrète bercée par les chants, les danses où hommes et femmes se meuvent pour des rituels qui me semblaient sorti du journal d’exploration d’un découvreur de campagnes turques au Moyen-Âge.
Un autre genre de voyage dans la ville, celui des sectes, confréries et ordres mystiques. Mehmet m’avait introduit dans cet univers de signes et de symboles. Le dede, le maitre spirituel, était l’un de ses parents éloignés. Il m’avait placé au premier rang, en signe de respect pour l’invité, dans une sorte d’amphithéâtre miniature. Je découvrais un autre aspect de mon ami, celui d’un homme respecté dans sa communauté pour ses ascendances familiales car, dans la croyance alévie, on croit à la transmigration des âmes — la réincarnation, pour être précis —, et son lignage était honorable. « On ne parle pas de mort », me dit-il, mais plutôt de « passage », ce qui aidait à dédramatiser le terrible accident de son frère.
Sébastien de Courtois, Un thé à İstanbul, récit d’une ville
Le Passeur éditions, coll. Chemins d’étoiles, 2014
Photo d’en-tête © Utku Kaynar