(Il y a quelques mois, Phiip des éditions lapin m’a contacté pour me demander de rédiger la préface d’une BD de l’abbé dont le thème serait la peste. Il voulait que cette préface donne des informations scientifiques sur la peste tout en restant dans le registre de l’humour particulier à SSAFT. J’ai été particulièrement honoré de cette proposition et voici donc le texte (agrémenté ici par quelques images) qui figure en préface de Docteur Peste)
Reine des maladies contagieuses, sombre mal des civilisations, morbide conquérante… Qu’elle soit pneumonique (obligeant le malade à tousser sang et pus) ou qu’elle soit bubonique (entrainant la croissance des ganglions en bubons et des hémorragies internes donnant une couleur noire aux doigts et visage), la peste, c’est synonyme d’une mort expéditive en moins d’une semaine. Cette maladie a longtemps été associée à un châtiment divin car il est vrai qu’il s’agissait, sans conteste, d’un des plus grands fléaux de l’humanité pendant des siècles…
Mais la catastrophe humaine ne cache-t-elle pas une hécatombe insoupçonnée ? À pleurer les humains, n’ignorons-nous pas un plus grand martyr? Pour suivre le fil de ma pensée il faut commencer par se pencher sur celui de la vie de l'agent infectieux de la peste: la bactérie Yersinia pestis.
Yersinia pestis est une bactérie qui a certes décimé près de 25 millions d’Européens lors de la pandémie moyenâgeuse de peste noire, mais qui pourtant ne se plait que modérément dans nos organes. Elle pullule bien mieux dans ceux de rongeurs tels que les rats, souris, marmottes, écureuils… tout autant de bêtes aux longues incisives qui constituent le réservoir naturel de Yersinia pestis. Chez les rongeurs, l’infection par cette bactérie n’entraine pas systématiquement la mort. Cela convient parfaitement à la bactérie puisqu’une vie prolongée de son hôte est synonyme d’une période accrue de prolifération et de stabilité (pas besoin de changer de corps mourant toutes les semaines…). Mais comment un bacille immobile peut-il sauter d’hôte en hôte ? Et bien pour jouer à saute-rongeur, Yersinia pestis fait comme toute bonne multinationale et sous-traite, déléguant sa propagation à un agent de transport qui va littéralement sauter de rat en rat : j’ai nommé la puce.
Et la voilà la véritable martyre de la peste : la puce ! J'en entends déjà qui s'offusquent de comparer nos maux à ceux d’un vulgaire hexapode aptère… Comment pouvoir s’apitoyer devant une répugnante bestiole qui suce le sang? Alors oui, c'est vrai, la puce est hématophage et doit pour survivre absorber du sang de mammifères... Mais c’est ce que font tous les vampires, comme Dracula, Lestat et Edward Cullen, et pourtant on loue souvent le charisme de ces monstres charmeurs aux longues canines. La puce, au même régime alimentaire, souffre ici du bien coriace délit de faciès…
… et franchement, je ne sais pas qui est le plus photogénique…
Mais trêve de comparaison entomocinématographique, tâchons de comprendre comment le bacille de la peste afflige nos puces. Pour cela, mettons-nous un moment dans la peau du microbe (ou dans la paroi bactérienne, pour être plus précis). Certains d’entre vous ont sans doute déjà été traités de petite peste, du coup ça ne devrait pas trop vous changer…
Voilà quelques jours, voire semaines, que vous avez décidé de loger dans les organes d’un rongeur. Vous voilà l’heureux propriétaire de nombreuses colonies bactériennes disséminées dans l’épiderme, les muscles, les viscères, les canaux lymphatiques et les vaisseaux sanguins du mammifère (votre hôte est dans un état septicémique ou, comme on dit entre rongeurs, sur le point de clamser…). Vous sentez donc poindre le moment où la surpopulation de vos congénères pervertira irrémédiablement les tissus de votre hôte. Vous décidez alors d’émigrer vers de plus frais boyaux. Votre rongeur étant patraque, il est plus facilement la proie de puces qui viennent prendre leur repas de sang. Alors que vous et vos copines circulez dans le sang de votre faiblissante victime, vous parvenez, par chance, à vous faire happer dans le tractus intestinal d’une puce goulue. A priori, à envahir un milieu si hostile, s’en est fini de vous. Mais, plein de ressources, vous arrivez à vous arrimer aux cloisons écharpées de l’œsophage de la puce.
Epines du proventricule de la puce Xenopsylla cheopis, les deux premières photos en fluorescence (les épines sont auto-fluorescentes) et la 3ème au microscope électronique à balayage
Mieux, vous vous mettez à pulluler le long de ces cloisons, tout en suintant un gel fibreux tout autour de vous. Félicitation : en à peine deux jours, vous aurez constitué un biofilm, une masse brune gélatineuse abritant nombre de vos camarades. Non seulement, grâce à vos sécrétions, votre milieu de vie s’est nettement amélioré, mais en plus, vous venez d’augmenter drastiquement vos chances d’infecter un nouvel hôte. Le biofilm que vous venez de constituer remplit en effet plusieurs fonctions. D’une part, l’œsophage épineux de la puce est devenu lisse car il est maintenant tapissé par votre biofilm. Or, les pics, arêtes et épines de l’œsophage de la puce lui servaient à éclater les globules rouges des rongeurs pour mieux les digérer. D’autre part, la partie la plus dense de votre biofilm vient obturer le tractus intestinal de la puce. Les gros globules rouges intacts des repas de sang de la puce viendront maintenant former un caillot dans l’œsophage.
Puces après un repas de sang.
Non bloquée (à gauche) Bloquée par un biofilm (à droite)
Le sang frais rentre dans tout le tractus intestinal à gauche mais reste dans l’œsophage à droite
Croissance d’un biofilm de Yersinia pestis sur les épines du proventricule d’une puce vue au microscope électronique à balayage
Résultat : vous venez de transformer votre puce en Regurgitator 2000, un animal qui, dès qu’il se nourrit, dégueule tout aussitôt ce qu’il a absorbé. Pour vous, c’est bigrement pratique ! A chaque fois que la puce que vous habitez va piquer un rongeur, un reflux au niveau de l’œsophage l’oblige à vomir le sang qu’elle venait à peine de goûter. Ce sang, bien sûr, est devenu contaminé par vous et vos copines qui pouvez maintenant pulluler dans les tissus de votre nouvel hôte, tout frais.
Voilà donc dévoilé le plan machiavélique de Yersinia pestis : même si elle est totalement immobile, elle est capable de se propager, de rongeur en rongeur, littéralement à saut de puce en manipulant le tube digestif du pauvre insecte. Maintenant vous savez pourquoi je n’ai pas peur de plaindre la pauvre puce. Imaginez un peu sa condition : la voilà maintenant affamée, sans pourtant pouvoir étancher sa soif ! Si l’on transposait sa situation avec des vampires de Twilight, on retrouverait Edward, contaminé par la peste, gerbant des litres de sang sur le cou de ses victimes… Je vous garantis que dans ce contexte-là, la saga n’aurait pas eu le succès qu’on lui connait auprès des adolescentes…
Finalement, au bout de quelques jours, la puce va se mettre à piquer frénétiquement tous les rongeurs qu’elle croise, propageant malgré elle le mal qu’elle porte dans son œsophage. Elle est condamnée à mourir de faim, mais a laissé dans son sillage des dizaines de rongeurs contaminés… Si l’on fait les comptes, on s’aperçoit très vite que la peste noire, avec ses 25 millions de victimes humaines, constitue probablement une hécatombe 100 fois plus importante du côté insectoïde. Et qui les pleure, ces bondissantes victimes ? Où sont les monuments à la mémoire des arthropodes disparus ? N’êtes-vous pas gagné maintenant par un sentiment d’injustice ?
Alors, avant d’acheter et tourner les pages de cet ouvrage, ayez une pensée émue pour ces minuscules dépouilles aux œsophages bouchés, sans qui cette histoire n’aurait pu être écrite.
Pulex Requiescat in Pace
Liens:
Docteur Peste aux Editions Lapin, à acheter sur la Librairie Lapin
Article Bacterioblog
Remerciement indirect à mes étudiantes TL et CG à qui j’avais demandé une fiche résumé du cycle de vie d’un parasite et qui ont contribué, à l’insu de leur plein gré, à la rédaction de cette préface.
Références:
Bibikova VA: Contemporary views on the interrelationships between fleas and the pathogens of human and animal diseases. Annu Rev Entomol 1977, 22:23-32.
Chouikha I, Hinnebusch BJ: Yersinia--flea interactions and the evolution of the arthropod-borne transmission route of plague. Curr Opin Microbiol 2012, 15(3):239-246.
Gage KL, Kosoy MY: Natural history of plague: perspectives from more than a century of research. Annu Rev Entomol 2005, 50:505-528.
Hinnebusch BJ: The evolution of flea-borne transmission in Yersinia pestis. Curr Issues Mol Biol 2005, 7(2):197-212.
Hinnebusch BJ, Erickson DL: Yersinia pestis biofilm in the flea vector and its role in the transmission of plague. Curr Top Microbiol Immunol 2008, 322:229-248.
Jarrett CO, Deak E, Isherwood KE, Oyston PC, Fischer ER, Whitney AR, Kobayashi SD, DeLeo FR, Hinnebusch BJ: Transmission of Yersinia pestis from an infectious biofilm in the flea vector. J Infect Dis 2004, 190(4):783-792.
Perry RD, Fetherston JD: Yersinia pestis--etiologic agent of plague. Clin Microbiol Rev 1997, 10(1):35-66.
Zhou D, Han Y, Yang R: Molecular and physiological insights into plague transmission, virulence and etiology. Microbes Infect 2006, 8(1):273-284.
Et puisque vous venez de lire sagement tout ce texte, que vous avez bravé images de puces hématophages et dodus bubons, voici en cadeau deux extraits inédits de Docteur Peste: