Ana Maria Matute.
C'est fou comme certains livres peuvent s'inscrire en vous. J'apprends à l'instant - avec un peu de retard - le décès à Barcelone ce 24 juin de l'immense écrivaine espagnole Ana Maria Matute (elle allait avoir 88 ans dans un mois). Incompréhensiblement méconnue.
Et je me rappelle immédiatement combien m'avait emportée son roman "Paradis inhabité" (traduit de l'espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek, Phébus, 2011, 10/18, 2014), lu pourtant il y a plus de trois ans. Un livre sur l'enfance à jamais enfuie, un chef-d'œuvre.
Ana Maria Matute, ce nom ne dit pas grand-chose aux amateurs de littérature. Et pourtant! Quel talent et depuis si longtemps. Merci aux jurés du Prix Cervantes 2010 de l'avoir récompensée pour l'ensemble de son œuvre. Même si l'Espagnole octogénaire n'est pas complètement inconnue en terres francophones: plusieurs de ses romans, pour enfants et pour adultes, existent en français depuis 1960.
"Paradis inhabité", son dernier roman actuellement traduit en français, a été écrit en 2008 et est un chef-d'œuvre. Elle avait alors 83 ans. Elle s'y raconte petite fille et défend magnifiquement la cause des enfants. Depuis, la romancière a remis, quelques jours à peine avant son décès, un nouveau manuscrit à son éditeur espagnol, qui devrait paraître à titre posthume.
Dans la famille de la bourgeoisie madrilène qu'elle dépeint, il y a les parents, les enfants et les domestiques. Adriana a six ans au début du roman. Elle est née sur le tard, après Cristina et les jumeaux Jerónimo et Fabián. Ses parents ne s'aimaient déjà plus. Mais chez ces gens-là, on ne divorce pas. Adri vit surtout à la cuisine où règnent Tata María et Isabel, la cuisinière. Les seules à écouter, comprendre et aimer cette enfant fantasque et attachante, pleine d'imagination et de rêves. Amie avec les chauffeurs aussi, la fillette vit dans un monde où les Géants (les adultes) ne vont pas. Et ces derniers accordent peu de place à la Gnome. Comme au Petit, le fils de la ballerine russe voisine. Enfin, tant qu'ils n'atteignent pas l'adolescence.
Adri et Gavi se sont trouvés. Ils forment un duo complice, entre amitié et amour comme c'est possible à leur âge. Ils se disent "siamois", "amoureux". Ensemble, ils épient la Licorne qui quitte le tableau, lisent Le Roi Corbeau sur le tapis, patinent sur la terrasse. Une enfance d'enfants.
Mais le temps file à Madrid, rapprochant le pays de la guerre civile qui le dévastera ainsi que les familles. L'enfance s'enfuit, rien ne permet de l'arrêter ou de la rattraper. Adriana devra faire face seule à son destin. Dans sa famille ne veillent sur elle qu'un père absent et l'aimable Tante Eduarda. Les autres pensent à autre chose.
Ana María Matute a un talent inouï pour composer un roman d'enfants sans que ce ne soit un livre pour enfants. Elle défend leur anticonformisme naturel. Elle rend finement leur don pour évoluer sur la frontière entre merveilleux et réel, et leur lucidité. Son roman superbe est un bonheur de lecture.
Quelques dates
1926. Naissance d'Ana María Matute, à Barcelone, le 26 juillet. Petite, elle assistera à la Guerre civile.
1948. Premier livre, "Los Abel". Sa date de naissance recule d'un an; aucune rectification ne viendra à bout de l'erreur.
1952. Mariage avec l'écrivain Ramon Eugenio de Goicoechea.
1954. Naissance d'un fils, Juan Pablo, dont les lois espagnoles la priveront après son divorce (1965).
1956. "Los ninos tontos", pour enfants ("Les enfants idiots", Sarbacane, 2004).
1960. "Le temps" (Gallimard), recueil de contes sur le temps qui s'écoule.
1962. "Marionnettes" (Gallimard).
1963. "Plaignez les loups!" (Stock).
1974. "La tour de guet" (Stock), roman situé au Moyen-Age, réédité en poche chez Phébus en 2011.
1994. "Le passager clandestin" (Messidor).
2010. Prix Cervantès, considéré comme le Nobel de littérature hispanique, pour l'ensemble de son œuvre.
2011. Sortie chez Phébus de "Paradis Inhabité" (2008), son 18e roman, le plus autobiographique.
2014. Décès à Barcelone, le 24 juin, juste après avoir remis à son éditeur le manuscrit de son nouveau roman, qui sortira à titre posthume.