Terre de vignobles, de grands vents, grands commerces et grands départs, Bordeaux est aussi le refuge controversé d’une République menacée à trois reprises (1871-1914-1940). Elysée, Matignon et parlements s’installent pour quelques mois dans une ville, où ils sont très vite rejoints par des centaines de bataillons de tirailleurs des colonies (Algériens, Antillais, Indochinois, Kanak, Malgaches, Marocains, Sénégalais) qui débarquent sur les quais et dans les gares. L’arrivée des cargos militaires américains en 1917 achève de faire de notre ville un lieu remarquable de la mémoire de ce premier conflit mondial.
Mal nourris, enlisés dans la boue et le froid, les poumons attaqués par les bacilles, les soldats des colonies font aussi partie de la fierté nationale, un orgueil raffermi dans la misère des tranchées, par les fraternités de classe qui se constituaient en annulation des hiérarchies raciales, statutaires et militaires. Réunis par la violence d’une guerre traumatisante, semblables et si différents de leurs camarades de tranchées, de nombreux tirailleurs des colonies quittent les champs de bataille et sont envoyés à Bordeaux où ils sont répartis dans des camps d’hivernage, des hôpitaux de guerre, maisons de convalescence ou usines d’armement.
Lorsque leur sang finira par déferler sur la terre bordelaise, il sera précieusement recueilli par une armée reconnaissante qui leur attribue une sépulture décente dans les carrés militaires de trois (3) cimetières bordelais : Chartreuse, Pins Francs et Bordeaux Nord. Une armée française instigatrice d’engagement, de volonté d’émancipation, de promotion sociale mais aussi de profondes déceptions.
Cette mémoire de la diversité du monde venue secourir l’Empire colonial, très peu visible dans l’espace public, appelle le lien, la relation et la pédagogie de la fraternité, au-delà de la tragédie.
Cent ans après le début de cette première guerre, il était temps de sortir de l’oubli ces soldats gisants à Bordeaux qui ont associés pour le pire, leur vie et leur mort au destin d’une patrie lointaine et chimérique. Il était temps surtout de les réunir avec tous leurs Frères d’âme, ceux que ni les statuts, ni les bombardements, ni les mitrailleuses n’ont réussi à séparer.
Cette déflagration humaine, à cause de sa monstruosité, est l’un des moments décisifs, le pilier frémissant de la civilisation. Ce combat horrible a élargi la conscience. Il nous a hissé irrésistiblement vers les idéaux de justice et de paix partagés par tous les peuples entrainés dans cette folle dérive. Ces tirailleurs et anciens combattants blancs, noirs ou jaunes, sont les fondateurs d’une nouvelle civilisation. Précaire et à défendre toujours, cette nouvelle culture réclame ce pourquoi ils sont battus : le droit. Notre mémoire et notre engagement sauront y répondre.
L’exposition Frères d’âme vise à retrouver et à partager les solidarités entre combattants, anciens combattants et descendants d’anciens combattants, de Métropole et d’Outre-Mer, tous unis par la singularité d’un conflit et les leçons d’une expérience unique de défense de la liberté et de construction de la paix.
Grâce à cette optique croisée, l’exposition cherche à partager les héritages de cette rencontre brutale pour le XXIe siècle. Sa fonction pédagogique repose, donc, sur la volonté de faire connaître cet héritage matériel et immatériel dans son impact sur les progrès de civilisation et sur les valeurs universelles à promouvoir pour les générations futures.
L’exposition, fruit d’un imaginaire et d’une conscience reliés à la condition des hommes au-delà des statuts, s’articule autour de personnages et de communautés ayant marqué l’histoire singulière de cette première guerre mondiale.
Quatorze panneaux structurent une exposition inédite qui croise les parcours, dans la guerre et dans la paix, de personnalités et d’anonymes plongés dans un conflit qui va transformer leurs existences et leurs mondes.
Des personnalités politiques, deux poètes bordelais et le fondateur du « bateau-soupe », premier restaurant du cœur, côtoient des soldats de l’Empire colonial (Algériens, Antillais, Indochinois, Kanak, Malgache), un lieutenant noir américain et pianiste précurseur du jazz en Europe mais aussi une femme accompagnatrice.
Réunis dans les chants de poètes d’hier et d’aujourd’hui, ces frères retrouvent le chemin d’une mémoire partagée dans cette exposition.
Cette exposition est un conte moderne des forces de vie sans lesquelles notre civilisation aurait disparue.
Karfa Sira Diallo, commissaire de l’Exposition Frères d’âme, les héritages croisés de la Grande Guerre