Il y a le stalinisme d’abord. C’est effroyable. Cela va au-delà de tout ce qu’on nous a dit. Soljenitsyne et tous les dissidents ont subi des traitements de faveur par rapport à ce qui était infligé au commun des mortels. Les dénonciateurs sont partout, chez soi d’abord. Puis c’est la torture, d’une cruauté inconcevable, industrielle, pratiquée par tous. Puis la liquidation en masse. Pour économiser les balles, et les doigts du NKVD qui ont des crampes d’avoir trop pressé de gâchettes, on jette les condamnés à la mer. Et on les regarde couler. Ceux qui réchappent des camps n’en sont que plus aveuglément attachés au pays. La terreur comme rite de cohésion sociale ? Il n’y a pas de monstres, comme dans la mythologie des intellectuels occidentaux. Que des hommes. Et on découvre que le pire des bourreaux peut avoir une conscience, qui le fait souffrir et qu’il lui fait dire que s’il a fait cela, ça devait avoir un sens.
Ensuite il y a la Glasnost. Tout s’effondre. Le Russe interprète le capitalisme comme l’exploitation de l’homme par l’homme. Les mafieux s’emparent du pays. Les autres n’ont absolument plus rien. Au même moment l’empire colonial soviétique se révolte. Partout, des massacres atroces.
Finalement, la Russie de Poutine. Une masse de gens ordinaires a été dépossédée du travail d’une vie, et de tout ce auquel elle croyait (notamment son empire). Elle a voulu un nouveau Staline.
Voilà qui explique la Russie et sa politique actuelle, ainsi que les craintes de ses anciennes colonies (Ukraine, Pays baltes...). Voilà surtout une grande leçon sur l’homme, qui me semble valider les théories d’Hannah Arendt. C’est aussi un acte d’accusation terrible contre nos intellectuels. Ils ont fait l’apologie de l’URSS, un régime qui avait toutes les caractéristiques de ce qu’ils dénonçaient chez nous, à une puissance infinie.
(Svetlana Alexievitch, La fin de l'homme rouge, Actes sud, 2013.)