[HOTR] "La vraie transformation numérique du luxe va arriver d’ici quelques années"

Publié le 25 juin 2014 par Pnordey @latelier

L’industrialisation de la filière du luxe laisse désormais place à la numérisation grâce à des entrepreneurs du numérique qui apportent une nouvelle valeur au luxe.

Entretien avec Nicolas Colin, co-fondateur de l’accélérateur The Family et commissionnaire à la CNIL, dans le cadre de l’événement Hackers On the Runway dont L’Atelier est partenaire. Il rassemblera les acteurs du numérique et du luxe les 1er et 2 juillet 2014.

L’Atelier : Le numérique est-il en train de bouleverser le secteur du luxe ?

Nicolas Colin : Le numérique va provoquer une redistribution des cartes dans la filière du luxe. En réalité, c’est une redistribution de la valeur entre les entreprises qui dominent aujourd’hui la filière et les nouvelles entreprises qui vont rentrer sur le marché en faisant levier du numérique pour avoir une croissance et une dynamique entrepreneuriale.

Le luxe est une filière très protégée par des marges élevées et par la puissance des marques. Par ailleurs, c’est une filière qui prend son temps par nature car la valorisation de la marque relève toujours d’une stratégie de long terme. Donc cela fait partie de leur proposition de valeur de ne pas changer trop vite. Mais il faut quand même leur tirer le chapeau pour avoir très tôt exploré la diversification des canaux de distribution avec l'e-commerce. Ils se sont très tôt emparés de tous les leviers que donnent le numérique pour faire du marketing de manière différente. Après, je pense que les grandes transformations commencent à arriver seulement ces dernières années avec la transformation de l’expérience en boutique, la synergie de plus en plus forte réalisée entre les canaux de distribution traditionnels et la présence sur les réseaux sociaux. Le marketing en ligne s’opère de plus en plus autour de la marque à travers des interactions avec une communauté de clients.

Des ponts sont-ils établis par les marques entre leurs canaux de distribution traditionnels vers les réseaux sociaux ?

Une marque en particulier est considérée comme celle qui est allée le plus loin à grande échelle sur ce volet-là, c’est Burberry. La marque a bousculé les codes et a choisi de limiter géographiquement la taille de son circuit de distribution traditionnel, a fermé des boutiques et retiré des licences à des distributeurs. Pour compenser cette rareté organisée sur le terrain et la distance entre elle et ses clients, elle a appuyé sa présence sur les réseaux sociaux grâce au numérique. Mais cela reste une expérimentation plus ou moins marginale par les entreprises. Je pense que la vraie transformation numérique va arriver d’ici quelques années quand de nouvelles marques de luxe vont émerger et quand des entrepreneurs du numérique vont racheter des marques pour les réanimer. Ces derniers créeront donc une entreprise numérique là où les entreprises du luxe créent généralement une entreprise classique industrielle.

Le luxe revêt toujours un aspect artisanal, n’est-ce pas antinomique avec les nouvelles technologies ?

Ce qu’il s’est passé ces trente dernières années, c’est que les grands groupes de luxe, notamment français, ont réussi à transformer le luxe d’un métier artisanal en un métier industriel. Ils ont profité de la mondialisation des échanges et ont investi dans des capacités de logistique et de distribution qui ont permis de servir les marchés dans le monde entier, en partant d’un métier qui était purement artisanal au départ. L’industrialisation du luxe a donc permis à la France de tenir son rang de grande nation du luxe.

Et aujourd’hui, le même mouvement va se produire et ce sera la numérisation. Il va falloir apprendre à faire croître les entreprises, non pas en utilisant les leviers industriels mais les leviers numériques. Et ce sera soit de la part des entreprises en place qui vont réussir à se transformer, soit de la part de personnes comme Bernard Arnault par exemple, qui à l’époque a racheté Dior et a complètement réanimé cette marque. Il a démultiplié la puissance de son groupe en accueillant Louis Vuitton. Au départ, son objectif était en effet de racheter une marque pour démultiplier les chaînes d’activité d’un métier artisanal. Aujourd’hui, il n’est pas du tout exclu que les entrepreneurs du numérique se disent : "je veux créer une entreprise dans le luxe, et plutôt que de partir de zéro, je vais chercher une marque qui est affaiblie et je vais la reprendre pour lui redonner sa force."

Le luxe et le physique ne sont-ils pas inséparables ? Le luxe peut-il se passer de l’expérience en magasin ?

Le numérique ne veut pas dire immatériel. Les géants du numérique comme Apple ont complètement réinventé l’expérience en boutique. Ils ont exploité au maximum le numérique pour fluidifier la relation avec le client et remettre les vendeurs dans une position de service et dématérialiser le paiement. Le physique ne disparaît pas mais il est en quelque sorte réinventé par le numérique. C’est une autre expérience client, il y a moins de pression et plus de mise en valeur ou de personnalisation.

Le Big Data, enjeu à venir pour le secteur du luxe ?

Oui, c’est un enjeu très important pour le luxe car celui-ci a besoin d’une connaissance infime de son marché. Le luxe, c’est l’innovation dans la continuité et ce qui forge ces éléments de continuité c’est la force d’une marque ou la permanence d’un produit. Il faut donc collecter énormément de données pour présenter le même produit à des clients qui changent tout le temps. Par ailleurs, le Big Data sert aussi à personnaliser le service et optimiser la relation client avec des clients dans le luxe qui sont très exigeants. Ils sont très attachés aux dimensions de personnalisation donc cela permet de mieux les connaître et mieux devancer leurs besoins pour qu’ils se sentent immerger dans une expérience de luxe et c’est ce qui fait toute la différence.