Participation, e-democratie, expression citoyenne… Autant de comportements au cœur des enjeux que doivent relever les villes du futur ou "smart cities" pour réussir leur transition urbaine.
A l’occasion du Forum international "Live in a Living City", Entretien dans le cadre de l’émission L’Atelier numérique sur BFM Business avec Carlos Moreno*, professeur des Universités et président du comité scientifique de cet événement et Carlo Ratti, architecte, ingénieur, membre également du conseil scientifique dudit événement.
L’Atelier: Carlos Moreno, vous écrivez dans votre blog au sujet des villes intelligentes "Les transformations qui s’opèrent brouillent les anciens repères du pouvoir". Alors comment doit s’opérer ce que vous appelez la transition urbaine et quels critères doit réunir une "smart city"?
Carlos Moreno : Dans cette période de transitions urbaines en effet, la ville vivante représente à nos yeux [ceux du comité scientifique réuni à l’occasion du forum] la convergence en fait de trois éléments majeurs. D’une part l’inclusion sociale, l’innovation sociale et urbaine dans les villes. Et troisièmement, l’innovation technologique, puisque nous vivons dans une période formidable au 21ème siècle qui est celle non seulement du numérique, mais du numérique ubiquitaire, présent partout dans chaque objet familier à chaque instant de nos vies.
Carlo Ratti, partagez-vous aussi cette vision de la ville de vivante ou ville intelligente?
Carlo Ratti : Oui, bien sûr. En fait, c'est une période je pense très intéressante pour les villes. C'est justement à l’intersection de ces différentes innovations, en particulier l’innovation technologique, que nous pouvons comprendre la ville d’une nouvelle façon. Élisée reclus [ndlr : géographe français du 19ème siècle] écrivait qu’il y a plus de 100 ans, la planification d’une ville devait commencer par ce qu’il appelait la collection de données dans la ville. Aujourd'hui, on peut avoir beaucoup de données dans la ville d’une manière extraordinaire, obtenues via des capteurs, des réseaux sociaux etc. Ces données permettent d’avoir une meilleure connaissance de la ville, connaissances que l’on peut utiliser après pour planifier la ville d’une manière différente. Tout cela est nouveau et extraordinaire.
Quels défis les architectes, les ingénieurs, les urbanistes doivent-ils relever? Doivent-ils se doter de nouvelles compétences?
Carlo RATTI : Les enjeux sont nombreux et c’est très intéressant de voir comment la profession d’architecte est en train de changer. Il y a toujours des architectes designers, des gens qui dessinent des plans. Mais on a de plus en plus des gens qui viennent des nouvelles technologies, de l’informatique mais même des mathématiques, de la physique. Et puis au centre on voit ceux qui s’occupent de la partie sociale, de l’homme. L’architecte est à l’intersection de l’homme, de la technologie et de l’espace physique.
Carlos Moreno, vous insistez beaucoup sur le côté participatif qu’une ville doit avoir. Cet aspect participatif est-il l’ADN de la Smart City ? Est-ce que tout converge autour de la participation, de l’expression citoyenne ?
Carlos MORENO : Oui, je pense que c'est un élément majeur. Aujourd'hui, au 21ème siècle, la composante de l’innovation technologique et du numérique inhérente aux villes du futur permettent aux citoyens de suivre en temps réel non seulement les évènements quotidiens de la ville mais également de tester pratiquement tout ce qui se passe, n’importe quelle situation qui se produit dans les villes. Ainsi, il est possible de mettre la gouvernance de la ville sous pression. Et en quelque sorte, l’information se trouve libérée. J’appelle cela la transversalité, le décloisonnement. Le monde ubiquitaire est à portée de main pour n’importe qui car tout le monde dispose aujourd’hui d’un accès plus facile à la connaissance. Que ce soit grâce aux smartphones ou aux tablettes, les informations ne sont plus la propriété de quelqu'un. De plus, on assiste à une libéralisation des données avec les « open data » et cela participe au mouvement de pression exercé sur la gouvernance. D’un autre côté, entre la circulation ouverte des données, des hackathon ou bien encore du « crowdsourcing », cette nouvelle gouvernance facilite l’implication citoyenne. Les citoyens sont davantage invités à s’exprimer et devenir non plus des consommateurs de décisions de la ville, mais également des acteurs.
Il faut tout de même conserver une certaine confidentialité face à ce flux de données ?
Carlos MORENO: Je pense que la confidentialité dans les données, effectivement, est un élément important, et davantage en France où l’on est très soucieux de la protection de la vie privée. Mais à l’échelle de la ville, de la masse d’informations qui circule dans la ville, il y a énormément d’indicateurs tout à fait anonymes qui nous livrent les grandes tendances, les grandes forces sur lesquelles la ville agit. Croiser les données, c'est-à-dire faire des données multimodales, nous permet également de sentir le cœur de la ville qui bat. L’expression citoyenne a changé aujourd’hui par rapport à ce qu’elle était il y a dix ans.
La e-démocratie est-elle un palliatif à la démocratie ou bien un relais ? Que devient le rôle des élus?
Carlos MORENO : Le "e" de e-democratie fait référence à l’aspect électronique du processus. Aux outils de la démocratie, populaires, accessibles à tout le monde. Ces outils sont au service de l’expression citoyenne. Ils ne remplacent jamais le vote mais cela permet d’émailler avec une capillarité très forte, avec une très grande proximité ce qui se passe dans les services de tous les jours : métro, tramway, qualité de l’air par exemple … On l’a vu à Paris il y a quelques semaines quand la qualité de l’air s’est dégradée et qu’on a été obligé de rendre les transports publics gratuits pendant quasiment quatre jours, et imposer la circulation alternée. C’est l’illustration de la pression citoyenne qui s’est exercée du fait de son accès rapide et facile aux informations.
Oui mais là, ce sont plutôt les médias traditionnels – télévision, radio, qui ont amplifié cette information, non?
Carlos MORENO : Oui mais je pense qu’il n'y a plus aujourd'hui de distinctions entre les médias traditionnels et la capillarité qui passent via les réseaux sociaux. Aujourd'hui quelle que soit l’origine de l’information, elle se retrouve tout de suite sur Twitter ou Facebook. La gouvernance ne peut plus ignorer la puissance d’un tweet ou la puissance d’un statut ou d’un commentaire sur Facebook.
Carlo Ratti, un urbaniste ou un architecte doit-il désormais prendre en compte l’expression citoyenne dans le cadre de la construction d’un quartier ou d’un immeuble?
Carlo Ratti : oui, tout à fait. Comme aux origines de la ville en réalité car si on pense la ville du Moyen-âge ou même la ville aux origines, la participation populaire était centrale dans la construction de la ville. Les grands processus urbains et la vitesse croissante de réalisation des constructions ont fait perdre cette notion au XXème siècle. Mais aujourd'hui à travers les réseaux sociaux, on peut à nouveau avoir des dynamiques de participation comme autrefois. Les nouvelles technologies nous permettent ainsi de faire mieux ce que l’on faisait déjà avant.
Pour des projets dans des grandes villes comme Medellin par exemple – projet d’ailleurs auquel vous avez participé –ou des villes d’Asie, est-ce que le fait de diluer le pouvoir pour donner plus de pouvoir à l’expression citoyenne et la participation est une méthode vraiment efficace ?
Carlo RATTI : Oui. L’un des grands problèmes que soulevait la participation auparavant était le nombre. C’est-à-dire qu’on ne pouvait pas mettre autour de la même table plus de 10 et 15 personnes. Aujourd'hui les réseaux sociaux permettent de mettre ensemble autour d’une table virtuelle non pas 10 mais 100 ou 1 000 personnes. La conception de la ville doit profiter de cette participation massive.
* Il est également conseiller scientifique du président de Cofely Ineo, filiale du groupe GDF-SUEZ