La première séquence ressemble à la vidéo promotionnelle d’un complexe immobilier. La caméra croise quelques passants, silhouettes blanches anonymes, s’engouffre dans la cour d’un immeuble, virevolte dans les couloirs et entre dans un appartement désert, parfaitement rangé.
A l’intérieur, pourtant, il y a bien quelqu’un. Mais cette personne, Ariane (Ariane Ascaride) a l’impression d’être aussi fantomatique que les silhouettes susnommées. Dans son appartement désert, elle est en train de préparer un gâteau d’anniversaire. Son anniversaire. Ses soixante ans. Ca se fête, non? Mais ni son mari, ni ses enfants ne sont là pour le célébrer avec elle. Ils ont bien appelé ou envoyé des fleurs, mais cela n’est quand même pas pareil…
Alors Ariane prend sa voiture et s’en va faire un tour. C’est le début d’une longue escapade pleine de poésie et de tendresse, pendant laquelle elle va pouvoir faire le point sur sa vie, ses attentes et ses regrets, et découvrir non pas qui elle est, mais qui elle suit…
Tout bascule sur le pont levant de Martigues. Alors que les voitures sont immobilisées, plusieurs passagers en descendent et improvisent spontanément une chorégraphie orientale sur un raï de Rachid Taha. Il n’en fallait pas plus pour faire dérailler Ariane, qui se laisse porter par l’allégresse ambiante et abandonne son véhicule pour suivre un jeune motard (Adrien Jolivet). La voiture ne traversera jamais le pont, mais Ariane, telle l’Alice de Lewis Carroll va traverser le miroir et découvrir un univers peuplé de personnages plus étranges et attachants les uns que les autres.
Bon, au début, on se croirait plus au pays des Vermeilles qu’au pays des Merveilles. Le petit restaurant au bord de mer où la dépose le jeune homme est envahi par les touristes du troisième âge, celui-là même dans lequel elle s’apprête à entrer. Mais l’ambiance de cet endroit perdu dans les calanques se révèle très vite des plus chaleureuses, à l’image des personnages qui y évoluent. A commencer par le patron, Denis (Gérard Meylan), un méridional truculent qui écoute en boucle l’intégrale de Jean Ferrat, et son meilleur client, Jack (Jacques Boudet) qui prétend être “américain” alors qu’il parle avec un accent marseillais à couper au couteau.
Il y a aussi des cuisiniers asiatiques silencieux, une jeune serveuse qui fait la gueule, des amoureux éperdus et perdus, un chauffeur de taxi (Jean-Pierre Darroussin) qui apaise ses quelques quarante chats en leur faisant écouter “La Truite” de Schubert, un metteur en scène dépressif, une tortue qui parle (avec la voix de Judith Magre).
Et il y a surtout Martial (Youssouf Djaoro), un africain qui vend des souvenirs la journée et fait office de gardien des lieux la nuit. Il n’y a pas grand chose à garder, mais cela l’occupe un peu et au moins, pendant qu’il fait ses rondes, il n’est pas en proie aux cauchemars qui hantent son sommeil depuis sa mise à la retraite, après trente ans de bons et loyaux services en tant que gardien du Muséum d’Histoire Naturelle de Marseille.
Martial est un peu perdu loin de ces animaux empaillés qui, pendant des années, l’ont aidé à se rappeler de son Afrique natale et qu’il considère comme “ses petits”. Il pourrait bien sûr rentrer au pays, mais dans ce cas, il ne pourrait plus toucher sa retraite durement gagnée. Alors il traîne son spleen en façonnant des figurines d’animaux en bois qu’il vendra aux touristes le lendemain.
Ce personnage-là est sensiblement différent des autres. Il fait basculer le récit vers une tonalité un peu plus dramatique. Rien d’étonnant : on sait depuis longtemps que chez Robert Guédiguian, les oeuvres sérieuses sont parcourues par des touches d’humour et de légèreté, et que les comédies comme celle-ci ne sont jamais complètement déconnectées de la réalité et n’excluent pas une certaine gravité.
Au fil d’Ariane est bien une “fantaisie”, le cinéaste le revendique dès le générique de début. Mais c’est aussi une oeuvre qui baigne dans une ambiance particulière, teintée de tristesse et d’amertume. Pas funèbre, même si l’idée de la mort s’insinue à plusieurs endroits du récit (l’idée récurrente d’honorer les défunts, les animaux naturalisés,…) mais crépusculaire, puisqu’il est question de vieillissement, de départ à la retraite, de renoncement, et de rêves brisés.
Le cinéaste poursuit ici, différemment, les thématiques abordées dans son précédent long-métrage, Les Neiges du Kilimandjaro. Il traite notamment du déclin des idéaux communistes chers au cinéaste marseillais. Dans ce nouvel opus, la “culture de Gauche”, représentée par Jean Ferrat, Bertolt Brecht et Kurt Weill, ou encore Pier Paolo Pasolini est désormais tristement réservée aux salons de maisons de retraite, aux remises poussiéreuses des musées ou à des scènes de théâtre en plein air. Quant aux valeurs humanistes, elles sont semblables à ce petit bateau, cette arche de Noé réinventée, tentant vaille que vaille de ne pas sombrer en pleine tempête…
Tout cela pourrait devenir rapidement déprimant, donner l’impression d’un ultime baroud d’honneur avant la résignation ou pire, virer au drame. Mais c’est compter sans le personnage d’Ariane, qui n’a pas du tout envie de baisser les bras et de se laisser gagner par la déprime. Elle est pleine d’entrain, prête à apporter son aide à tous ceux qui en ont besoin. Elle a été élevée comme cela, dans le respect de la dignité humaine, dans les valeurs d’entraide, de solidarité, de partage. Toutes ces valeurs qui se perdent aujourd’hui, mais qu’elle continue de porter haut.
Grâce à son énergie positive, sa foi en l’être humain, en la force du collectif, Ariane transforme les malheurs en petits bonheurs, métamorphose les grognons en admirateurs transis, redonne le goût de vivre à ceux qui l’ont perdu… Elle contrebalance à elle seule le fond amer et déprimant du récit. Ceci permet au film d’avancer tranquillement, funambule oscillant sur le fil – le fameux fil d’Ariane, sans doute – entre comédie et tragédie, entre rêves brisés et fol espoir de lendemains qui chantent. Car il suffirait de peu de chose pour rallumer la flamme des idéaux humanistes. A l’image de cette très belle séquence où un banal faux contact transforme l’enseigne du “Café Olympique” en “Café Olympe” et transforme temporairement les êtres humains en demi-dieux prenant en main leurs existences… Il est vrai que le lieu, ce bistrot perdu dans les calanques, a tout d’un petit paradis. Là cohabitent (à peu près) pacifiquement hommes et femmes, européens, “américains”, africains et asiatiques. L’argent n’y est pas un problème et la solidarité y règne en maître…
Comme souvent, d’aucuns reprocheront à Robert Guédiguian sa naïveté et son idéalisme politique, mais les autres s’abandonneront avec délice au charme de cette petite comédie bien plus profonde qu’elle n’y paraît, à sa poésie subtile, à son humanisme débridé et en sortiront le moral regonflé à bloc, prêts à affronter toutes les injustices du monde, prêts à croquer la vie à pleines dents.
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Au fil d’Ariane
Au fil d’Ariane
Réalisateur : Robert Guédiguian
Avec : Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin, Adrien Jolivet, Youssouf Djaoro
Origine : France
Genre : lutte finale
Durée : 1h40
Date de sortie France : 18/06/2014
Note pour ce film :●●●●●●
Contrepoint critique : Libération
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