Publié le 25 juin 2014 par spacecowboy
6(ana)chronique Another World
Dans le cadre de cette (ana)chronique, je vous propose de découvrir avec moi un grand jeu du passé, avec les yeux, les oreilles et surtout les mains d’un joueur de nos jours.
Combien de fois Another World ne m’a-t-il pas fait du pied sous la table ! Sa première tentative remonte à son test dans les magazines papier où ses captures d’écran m’aguichaient avec leurs polygones tellement sexy. Mais je repoussais poliment ses avances, car je me trouvais alors dans une relation sérieuse avec une Master System que je ne voulais pas tromper avec un Amiga (une fidélité vivement encouragée par mes parents, cela va sans dire). Ensuite, il m’a sorti le plan drague infaillible : la fameuse cassette VHS de présentation de la Super Nintendo. Cette cassette magique en a fait rêver plus d’un, moi y compris, notamment pour sa dernière séquence. Celle-ci reproduisait en intégralité l’une des plus belles introductions de jeu qu’il m’ait été donné de voir, encore à ce jour. Très loquace le reste du temps, le commentateur de la cassette se taisait soudain, par respect pour cette introduction de génie que je ne résiste pas à partager avec vous.
Sa plastique m’ayant fait forte impression, nous décidâmes de fixer un premier rendez-vous. Là encore, Another World avait mis les petits plats dans les grands en m’invitant à un salon du jeu vidéo à la capitale (si si, un tel événement a bel et bien existé dans les années ’90 à Bruxelles, plus précisément à la Place Rogier qui avait encore sa pyramide – ce coup de vieux vous est offert par toute l’équipe de Be-Games !). Sur une toile géante, il m’attendait dans son joli costume Super Nintendo. Maintenant qu’on s’habillait chez le même tailleur, plus rien n’empêchait notre amour…
Un mec à côté de moi joue mal, l’air détaché. Pas trop convaincu, il file en laissant la manette au gamin avec la bouche ouverte (moi). Je parviens à sortir de l’eau en pressant magistralement sur la touche haut et (waw c’est beau !), j’aperçois la panthère noire majestueuse, je continue sur ma droite (comme le mec d’avant) et je me fais buter par la première sangsue (comme le mec d’avant). Je recommence, je shoote dans la première bestiole, mais rate la deuxième. J’essaie dix fois, je n’y arrive pas ; j’abandonne face au regard noir du prochain joueur dans la file, un vieux de 20 ans, si pas 22. La séance de speed-dating est un fiasco, ma romance avec Another World n’est pas encore mûre.
Les années passent et, las d’être éconduit, Another World s’offre à moi sans pudeur. Caché dans une longue liste de prétendants, il n’hésite pas à me montrer sa rom (Megadrive) toute excitée. Je lance le jeu, je lui dois bien ça. Malheureusement, il n’a pas plus de conversation que dans sa jeunesse et je lui fais comprendre que ça ne marchera jamais entre nous. Tant qu’il n’aura pas calmé ses sangsues du moins.
2014, Another World a pris 23 ans dans la gueule ! Et il ne désespère pas à me séduire. Miracle, il y arrive enfin sur un malentendu et me persuade de l’acheter sur Wii U, dans une version sortie pour fêter son 20e anniversaire. Évidemment, je n’ai pas oublié tous nos rendez-vous manqués, mais j’ai beaucoup de respect pour son parcours. J’ai grandi, aussi. Incroyable, je passe toutes les sangsues du premier coup et j’évite la panthère à la mode Tarzan ! Je n’en reviens pas, j’ai passé le premier tableau. Notre histoire d’amour peut commencer… dans une cage !
Cette séquence de la panthère, je l’avais déjà vue mille fois en vidéo. Elle est toujours splendide, à ce point, pensais-je, que la suite des niveaux doit être bien pâle en comparaison. C’est faux, je m’en rends compte désormais ; les scènes d’anthologie se succèdent. Je n’en crois pas mes yeux quand le panorama de la cité se dévoile. Cela fait donc plus de vingt ans que ce trésor m’attend ; j’en suis baba. Le spectacle est (pratiquement) de tous les instants et monte même en puissance sur la fin. Alors que la notion de « film interactif » s’impose à moi, je m’interromps quelques secondes et je repense aux sangsues de malheur.
Joueur élevé à l’arcade, j’avais été refroidi autrefois par la rigidité de la maniabilité. C’est ce détail qui m’avait empêché de profiter de l’expérience. La maniabilité, un détail ? Non bien sûr, il s’agit d’un « jeu » vidéo. Selon mes critères personnels, Another World n’était donc clairement pas un bon « jeu » dans les années ’90, et mon désintérêt à son égard n’y est pas étranger. Heureusement, la réédition anniversaire lève cet obstacle en assouplissant considérablement la maniabilité. Moins frustrante qu’auparavant, elle n’est plus un frein à la découverte du jeu. J’en veux pour preuve que je l’ai terminé !
Cette édition 20e anniversaire m’a certes mâché la besogne. Elle propose en effet trois modes de difficulté, dont un « facile » qui élargit confortablement la fenêtre dans laquelle les actions peuvent être introduites, les sauts et les shoots dans les sangsues par exemple. Aidé de la sorte, on prend réellement du plaisir à diriger notre héros scientifique et à le transformer en pro de la gâchette. La variété des actions est d’ailleurs étonnante avec uniquement deux boutons à disposition. La même touche sert ainsi à tirer simplement, à charger un tir puissant, à créer un champ de protection et à… courir. Ce tour de force montre à nouveau l’étendue des contraintes techniques à gérer pour le développeur. J’ai bien dit « le » développeur puisque Another World est l’œuvre d’un seul homme : Éric Chahi. Hormis les musiques composées par l’un de ses amis, il a imaginé, conçu et programmé cette référence tout seul. Un véritable artiste doublé d’un développeur de génie.
Les graphismes dessinés par Éric Chahi lui-même sont présents dans l’édition 20e anniversaire dans leur état initial et dans une version remaniée du plus bel effet : le lissage est opportun et les ajouts dans le décor sont pertinents. Précisons qu’il est possible de basculer des graphismes originaux aux retouchés en plein jeu, une option certes devenue courante dans les remakes mais toujours délicieuse. La bande son peut, elle aussi, être paramétrée dans les options. Les bruitages d’origine couplés aux musiques CD (issues de la version Mega CD) ont ma préférence. Le déclenchement d’une musique forte au bon moment est décidément une excellente idée de mise en scène, dans Halo comme dans Another World.
Étoile filante d’une puissance cinématographique peu commune, l’aventure se termine très vite. Je plains spontanément les joueurs qui se sont acquittés du prix plein à l’époque… et puis je repense aux sangsues. À supposer qu’ils soient parvenus à voir la fin, ces forçats du clavier ont dû tellement en baver que le générique fut une douce délivrance pour eux. Outre les soucis de maniabilité évoqués ci-dessus, la version originale était aussi moins généreuse en points de contrôle. J’imagine la tension qui habitait le joueur quand, après plusieurs actions réussies, le point de contrôle ne pointait toujours pas le bout de son nez. J’ai moi-même légèrement entrevu cette hystérie du die & retry décourageant à force. Petit conseil : si un point de contrôle vous semble trop éloigné dans cette version anniversaire, c’est que vous faites fausse route. Vous en rigolerez a posteriori lorsque vous constaterez la multitude de checkpoints sauvegardés automatiquement dans le menu.
Indéniablement, Another World est une œuvre historique digne de sa réputation. Tant de pages ont déjà été écrites sur son pouvoir d’immersion, encore renforcé par l’absence totale d’interface et de score. Magistralement réalisé et conçu avec goût, il a le statut d’une œuvre d’art dans son domaine. Il aura toutefois fallu attendre une réédition moderne pour qu’il devienne un bon « jeu ». Car un jeu, c’est « jouable » par définition. Désormais, plus rien n’entrave mon idylle avec Another World. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il m’a emmené au septième ciel, mais il m’a certainement transporté dans un autre monde. N’était-ce pas le but d’Éric Chahi ?
Si votre cœur ne chavire que par la découverte personnelle, évitez de visionner la vidéo ci-dessous. Dans le cas contraire, voici quelques extraits spectaculaires à déguster, qui rappelleront de bons souvenirs à certains.
Another World – 20th Anniversary Edition est désormais disponible sur les consoles Nintendo et Sony. Les versions PC et Mac, vendues notamment sur les plateformes Good Old Games et Steam, proposent quelques bonus dont une vidéo de making-of et la bande son. Comptez une petite dizaine d’euros.