L'ingrate venue d'ailleurs propose une autre voix que celles qui chantent dans l'immense concert satisfait de la suissitude enviable. Celle d'une étrangère, d'une immigrée, qui devient helvète sans se retrouver pour autant chantre des clichés traditionnels, comme c'est souvent le cas. On sait qu'il n'y a pas plus intransigeant qu'un converti. En nationalisme aussi. Les exemples abondent.
L'héroïne d'Irena Brežná, elle, n'a jamais renié ses valeurs pour se réfugier dans celles d'une nouvelle patrie fantasmée. Elle a construit à partir de sa trajectoire une nouvelle identité. Et la merveille est que celle-ci offre quelque chose de plus.
Nous sommes dans les années septante. Une jeune fille vient des pays de l'est, a grandi sous une dictature communiste, et se retrouve dans la liberté, la froideur et la tristesse helvètes.
Utilisant une langue inventive, avec un sens affirmé de la formule, une liberté de ton et de composition, Irena Brežná raconte la confrontation des valeurs, les réactions que provoque ce nouveau monde bizarre qui pratique le contrôle, l'obéissance, le sérieux, la politesse et le matérialisme.
Si le livre dégage une énergie formidable, il provoque également un peu de mélancolie, liée à cette période différente, dans laquelle les bourgeois n'étaient pas encore bohèmes, qui semble avec le recul une époque plus libre et plus contestataire. L'ambiance qui s'en dégage rappelle un peu les Faiseurs de Suisses, film réalisée en 1978 par Rolf Lyssy. avec Emil, qui racontait les processus de naturalisation, ou évoque Frisch et Dürrenmatt, ces écrivains qui osaient encore critiquer le système.
Mais L'ingrate venue d'ailleurs ne se réduit pas à cet aspect et fait également le lien avec le présent. Les épisodes de l'odyssée personnelle de la jeune fille alternent avec des scènes plus actuelles. Devenue interprète, l'héroïne traduit les discours de migrants dans des hôpitaux, des tribunaux, des centres d'accueil. Ces vies dévastées qu'elle relate proposent un contrepoint tragique au récit caustique, amusant, parfois cruel, qui, par le miroir des années 70, nous demande ce que nous sommes devenus.
Traduit de l'allemand par Ursula Gaillard, L'ingrate venue d'ailleurs a obtenu le Prix fédéral de littératture 2012.
Irena Brežná, L'ingrate venue d'ailleurs, Editions d'en bas