Alors que tout va mal, le Mondial offre aux Arabes qui aiment le foot – et ils sont nombreux – une parenthèse bienvenue, entre chicha et chacha, comprendre entre narguilé et écran. Pourtant, plus que jamais, le foot, surtout depuis qu’il a fait l’objet d’une énorme OPA qatarienne, est une affaire où fric rime avec politique. Avec, par exemple, ces commentaires dans Al-Akhbar à propos de l’inflation, ridicule à plus d’un égard, d’invocations divines de la part des journalistes commentant les matchs ! Exaspéré par toute cette bondieuserie totalement déplacée à propos des prénoms des joueurs et des interventions divines dans le cours de la partie, Ahmad Mohsin demande si on s’interroge sur TF1 pour savoir si Yohan Cabaye va ou non à la messe le dimanche !
En principe – mais il y a des exceptions comme on le verra, pas moyen d’échapper à la main-mise qatarie sur le football mondial si on est arabe. Hormis les richards du Golfe, et l’Algérie (seul pays arabe qualifié) qui a dû sortir 30 millions de dollars pour offrir à son peuple 24 matchs, les téléspectateurs qui veulent suivre la compétition doivent faire leur bay’a (acte d’allégeance) à l’émir du Qatar, propriétaire de beIN (ex-Jazeera sport), détenteur exclusif mondial des droits du Mondial. Pour cela, il faut acheter une petite boîte magique, un décodeur violet, pour une somme qui varie entre 230 et 280 dollars selon les pays (voir ici). Et le Qatar a mis le paquet pour décourager les plus habiles des pirates qui se sont apparemment cassés les dents sur le code qu’ils ont mis en place pour protéger leur business.
Du coup, les téléspectateurs arabes pour lesquels un tel investissement n’est même pas envisageable, et ils sont nombreux, ont recours au système D (quand ils ont de l’électricité naturellement, et pas des bombes sur leur toit ou devant leur porte). Les bons vieux « rateaux » à l’ancienne, avec des bricolages pour pousser leur portée, ont repris du service dans certaines zones de Jordanie, de Syrie ou du Liban, et de Cisjordanie naturellement, pour « pomper » les retransmissions de la chaîne israélienne.
Pour les puristes, un bon match se passe de commentaires paraît-il mais pour ceux qui souhaitent les entendre en arabe – et c’est vrai que cela peut faire beaucoup pour l’ambiance – les Palestiniens ont trouvé une solution assez amusante : désormais, à côté de la télé, il y a un poste radio, branché sur une station locale – laquelle diffuse la bande son « officielle » sur beIN ou, mieux encore, son propre commentataire en bon arabe palestinien !
Il y a d’autres solutions, à l’échelle de toute la région cette fois. Dans certains cas, on pirate les retransmissions des pays riches, en « récupérant » les signaux satellitaires moins difficiles à décrypter, sur Hotbird par exemple. Plus simplement encore, on peut se rendre – cela fait partie du plaisir – dans un des lieux publics, cafés ou restaurants, qui ont acheté une licence. En principe, les Qataris, qui ne font pas de cadeaux, font payer ce type d’abonnement plus cher mais, dans les circonstances actuelles, il y a pas mal d’endroits où il y a assez peu de chance que les inspecteurs viennent mettre les pieds !
En Syrie par exemple, il y a assez peu de risque qu’on les voit, et les cafés branchés de Damas ont retrouvé, pour la première fois depuis trois ans, un peu d’animation nocturne (ça n’est pas le cas à Alep, vous l’aurez deviné). Avec même un rite un peu particulier, qui consiste à manifester ses sentiments politiques, en affichant ou non les drapeaux nationaux des équipes en compétition. Impensable bien entendu d’arborer un drapeau d’une nation « ennemie » (la France au hasard!) : en pareil cas, c’est l’emblème national syrien qui s’impose ! Un moment tenté de pirater le Qatar, qui n’est plus vraiment un pays frère, les Syriens avaient envisagé de passer la compétition sur une chaîne nationale ou “semi-privée” (c’est-à-dire privée, mais à quelqu’un bien vu du régime, selon la définition régionale la plus commune du secteur privé). Il a dû craindre les foudres du Qatar (et il n’a pas tort sans doute), et peut-être aussi celle de la FIFA qui n’hésitera pas à sortir le carton rouge pour les pays qui ne respectent pas les règles du jeu mondial des droits audiovisuels. Du coup, c’est une chaîne créée de toutes pièces, juste pour la durée de la compétition, qui retransmet les matchs.
Malgré tout, la solution libanaise pour regarder le Mondial malgré l’embargo qatari est encore plus surprenante. Comme la colère publique commençait à monter chez les spectateurs qui, malgré les combines diverses et variées, n’arrivaient pas à s’offrir leur dose de foot, ce pays sans président, a trouvé une combine politique presque aussi subtile que le fameux « pacte national » de l’été 43. Résumé par un titre de L’Orient-Le Jour, la solution libanaise a consisté à imaginer un accord qui réussit à légitimer le secteur très juteux du piratage télévisuel. En d’autres termes, l’Etat, en ponctionnant les sociétés locales de téléphonie, a choisi de payer la société privée Sama, détentrice exclusive de la revente des droits de diffusion du Mondial dans le pays. Mais attention, on est au Liban, et ce ne profitera pas à Télé-Liban. Non, dans son étonnante créativité politique, l’exécutif libanais a choisi de laisser cette diffusion se faire par l’intermédiaire des distributeurs dont les câbles (totalement illégaux et courant dans tous les sens) fournissent à ceux qui paient un abonnement (totalement illégal lui aussi) d’une vingtaine de dollars par mois.
Tant pis si Télé-Liban, la chaîne nationale, est captée par tout citoyen du pays (pourvu qu’il ait de l’électricité ou qu’il ait payé la facture au fournisseur privé du générateur local). Et cela y compris dans les zones rurales et/ou pauvres où il n’y a pas de trafiquants d’images télévisées. Tant mieux pour les distributeurs illégaux. Et bravo à la société Sama dont les sponsors locaux, qui ont failli ne pas faire une bonne affaire car on ne se précipitait pas au Liban pour payer ces abonnements jugés trop chers : avec ce tour de passe-passe, ils voient leurs investissements récompensés ! Pas tout-à-fait « légitimement » mais quand même ! Le Liban, champion du monde de la combinazione politico-financière !
(La semaine prochaine, on s’intéressa davantage à la compétition.)