Les dessins d’Ernest Breleur, métaphore plastique de la question du vivant
Entretien avec Dominique Brebion
Ernest Breleur
Origine
2014
Copyright Jean – Luc de Lagarigue
Courtesy Galerie Maëlle
Plusieurs dessins récents d’Ernest Breleur ont été publiés dans le numéro 81 de Rue Descartes, revue trimestrielle française de philosophie diffusée par le Collège international de philosophie et éditée aux Presses universitaires de France (PUF) jusqu’en 2010 et depuis cette date disponible gratuitement en ligne.
Seloua Luste Boulbina, chercheuse associée (HDR) au CSPRP Université Denis Diderot Paris 7, Collège International de Philosophie, qui a dirigé la conception de ce numéro 81 a également animé le 13 juin au Palais de Tokyo une présentation des dessins d’Ernest Breleur.
Du riche et dense parcours d’Ernest Breleur, on retiendra l’exposition Mythologie de la lune en 1989, la Biennale de São Paulo en 1994 puis en 1998, La Biennale de Dakar en 1999, La Biennale de Cuba en 2003, deux rétrospectives à la Fondation Clément en 2007 et 2008, une exposition à la galerie des Filles du Calvaire à Paris en 2010,une exposition à la Maelle Galerie à Paris 2012…
Ernest Breleur
Origine
2014
Copyright Jean – Luc de Lagarigue
Courtesy Galerie Maëlle
DB : Tu as toujours pratiqué le dessin. Certains d’entre eux ont été présentés lors de l’exposition de la collection privée des Foudres Edouard Glissant (Peintures 1989 -1994) en 2013 à l’Habitation Saint- Etienne. Quelle était alors leur fonction ? Etait- ce des croquis préparatoires des futures toiles ? (http://aica-sc.net/2013/04/01/peintures-dernest-breleur-a-lhabitation-saint-etienne/)
EB : Les dessins présentés sont des croquis préparatoires des tableaux de la série Mythologie de la lune et de la série des corps flottants. Cette période fut un moment intense de rupture dans ma démarche plastique. Je passais d’une peinture très structurée et géométrique de la période Fwomajé à un tout nouveau projet d’où une autre relation avec le corps et l’espace. Ces croquis étaient indispensables pour scénographier les corps dans l’espace.
Il n’y a pas une grande culture du dessin en Martinique comme à Cuba ou en République dominicaine dont l’histoire artistique est plus ancienne et plus académique au départ. Le dessin est une discipline d’exigence, un lieu de vérité pour l’artiste et je l’ai beaucoup pratiqué au début de mes études. Ici tout d’abord à l’Ecole des Arts appliqués de Martinique où nous nous exercions sans modèle vivant mais à partir de plâtres. Arrivé à Paris, à l’Ecole des arts appliqués à l’industrie, mes premières tentatives sur modèles vivants étaient quelques peu rigides. Il a fallu des mois et des dizaines de carnets de croquis remplis sans cesse, au cours, dans la rue, dans les jardins publics pour qu’enfin, un jour en passant, le professeur s’arrête et émette un grognement approbateur… juste un mmmmm sans un mot de plus.
Ernest Breleur
Origine
2014
Copyright Jean – Luc de Lagarigue
Courtesy Galerie Maëlle
Aujourd’hui après des années d’exploration d’un matériau, rarement travaillé par les plasticiens, le cliché radiographique que tu découpes, sculptes, intègres dans des installations enrichies de photographies, colifichets divers, agrafes, rope light, tu reviens à la pratique du dessin, sans doute avec une nouvelle approche, pour des productions de grand format ( 150 X 150 cm ) …
Est- ce un nouveau rêve de retour à la peinture ? Oui il anticipe ce retour. Pour ce qui me concerne le dessin est une discipline à part entière, exigeante que je questionne aujourd’hui dans son entre – deux. Je recherche les limites du dessin, le passage du dessin à la peinture. Je suis en quête de l’émergence d’une matière graphique dans mon dessin. Cette matière est produite par le jeu de croisement de lignes et de couleurs en nombre limité, bleu, noir, rouge.
Ce retour au dessin s’est produit lors d’un week – end à l’Ilet long où chaque convive de passage, artiste, écrivain ou architecte laisse un dessin. J’en ai réalisé quatre et depuis ne me suis plus arrêté. Ce retour me hantait déjà, me taraudait depuis quelques temps
La série actuelle traite de l’origine du monde, de la question du vivant, de la sexualité, de l’érotisme présents dans mes productions antérieures.
La question de l’énigme du vivant, de l’origine du monde dans un pays où l’histoire et la colonisation ont imposé une religion demeure pour moi une source de questionnements constants. Très distant des idéologies religieuses je me devais de problématiser la question de l’origine du monde.
Ernest Breleur
Origine
2014
Copyright Jean – Luc de Lagarigue
Courtesy Galerie Maëlle
On retrouve les silhouettes féminines comme en apesanteur dans des postures diverses, déjà visibles dans les dessins de 1990…tu t’intéressais alors à la relation du corps et de l’espace … parfois les formes perdent leur « humanité », semblent moins définies ?
Dans ces dessins, se croisent trois types de silhouettes différentes:
D’abord, des corps anthropomorphes, zoomorphes, qui flottent dans l’espace, vides d’identité, qui évoquent les silhouettes de la Mythologie de la lune, la série noire ou blanche et plus particulièrement les corps flottants. Il est évident, le tissage avec les Portraits sans visage, qui sont l’expression d’une absence comme l’analyse Samia Kassab dans son récent article Créer pour sauver la face. Ernest Breleur et les Soleil Cou coupé du visage publié dans la revue Balises .Cette absence que je questionne inlassablement est une approche très différente de celle questionnée dans la Caraïbe dans le champ de l’art.
D’un point de vue formel les silhouettes anthropomorphiques qui peuplent une partie de l’espace de qui constitue mes dessins récents sont accompagnées par des êtres zoomorphiques en devenir que je nomme" indéterminés". Les indéterminés sont des formes qui ne définissent pas une existence, mais avant tout ils ont pour fonction de stimuler l’imagination du regardeur. Ils sont questionnants et énigmatiques.
Ces êtres zoomorphes et anthropomorphes qui évoquent l’avènement, l’évolution des espèces, des êtres infiniment petits encore en devenir, en constante transformation.
Ernest Breleur
Origine
2014
Copyright Jean – Luc de Lagarigue
Courtesy Galerie Maëlle
Aujourd’hui ces silhouettes sont liées dans une ronde, souvent dotée d’un centre … Un centre qui semble quelquefois être un personnage sans tête mais qui évoque d’autres fois un coquillage ? As-tu pensé à l’origine du monde de Gustave Courbet ? Est – il pertinent d’évoquer ici le monumental coquillage de Marc Quinn, The Origin of the World, un coquillage en bronze, haut de trois mètres, reproduit de façon réaliste, présenté à la FIAC 2012 dont le titre se réfère bien sûr à l’image emblématique de L’Origine du Monde de Gustave Courbet (1866) ou encore la récente performance de Deborah de Robertis, devant le tableau de Courbet le jeudi 29 mai 2014 ? Le titre de ta série de dessins est, en effet, Origine?
Le format rectangulaire des premiers dessins s’est progressivement transformé. Je ne crois pas que le monde prenne naissance dans un lieu physique, comme le ciel par exemple. C’est plutôt une force, un mouvement, d’où chutent tous ces êtres.
Je ne veux pas mimer ou trouver une explication au surgissement de l’être au monde mais mettre en évidence une poétique du monde se peuplant, une métaphorisation de la genèse.
Je me plais à imaginer le champ des possibles ouverts par ces velléités et tentatives de vie menées par ces cellules anonymes, dans leur élan à se transformer en espèces, en identités différentes. J’imagine aussi la bataille de la transformation pour ces infiniment petits qui doivent prendre forme et sans destin précis, chaque cellule vivante voulant devenir un être au monde en s’inventant.Je mentionnerais plutôt la projection de L’Origine du Monde de Miguel Chevalier sur une façade du Grand Palais en 2014 à l’occasion de Paris Art Fair … En effet Miguel Chevalier s’inspire de la biologie, des micro-organismes et des automates cellulaires. Des cellules se multiplient, se divisent, fusionnent, prolifèrent dans un rythme tantôt lent, tantôt rapide. Des tableaux de méga pixels noir et blanc instables glissent progressivement vers des spirales de couleurs vives et saturées qui tourbillonnent et exécutent de véritables chorégraphies sur la musique de Michel Redolfi .Ensuite comment ne pas se référer à Courbet, l’érotisme violent de sa toile scandaleuse à l’époque induit un érotisme autre dans mes dessins. Quand à la performance de Déborah Robertis, je l’ai découverte sur le net il y quelques jours. Il y a certes un rapport avec mon travail actuel en référence à Courbet mais aussi avec tous les artistes de la Renaissance particulièrement qui ont interrogé cette question. Miguel Chevalier ou Déborah Robertis comme d’autres artistes se posent les mêmes questions que moi, c’est dire que la question de l’origine du monde reste toujours une énigme.
Ernest Breleur
Origine
2014
Copyright Jean – Luc de Lagarigue
Courtesy Galerie Maëlle
As- tu un schéma global en tête avant de commencer à dessiner ou cela s’apparente- il à une forme d’écriture automatique ?
C’est vrai que l’on pourrait penser à Masson. Quand je commence, je ne sais pas où je vais..Le dessin évolue à partir des problèmes, des nœuds qui se manifestent. C’est dans la résolution de nœuds et des problèmes que l’œuvre est réalisée. .. Si l’on regarde de plus près les dessins, on retrouve quatre ou cinq positions des silhouettes dans l’espace, quatre ou cinq signes. C’est de la composition sérielle que naît la différence d’un dessin à l’autre. Il y a bien une forme d’automatisme.
Ernest Breleur
Origine
2014
Copyright Jean – Luc de Lagarigue
Courtesy Galerie Maëlle
Que t’apporte sur le plan de la création la production de très grandes séries ?
La série est une constante dans l’exécution des mes travaux, elle ouvre le champ exploratoire. Chacune des œuvres est une ouverture dans le champ des possibles. La série permet d’infimes variations pour exprimer au plus près un réel plastique. Elle permet d’approfondir la technique, la maîtrise. Elle montre l’entêtement de l’artiste dans son questionnement. Je cherche dans la série le possible basculement vers un impensable. Enfin je traque la petite voie qui va s’ouvrir progressivement.
Aujourd’hui, j’en suis à plus d’une centaine de dessins l’heure de les exposer n’a pas sonnée. Le travail est encore long. Déjà se manifestent des sous- ensembles, des passages. Ce qui laisse supposer de possibles évolutions.
Ernest Breleur
Origine
2014
Copyright Jean – Luc de Lagarigue
Courtesy Galerie Maëlle