Après la série du Clan des Otori, j’avais hâte de découvrir le dernier ouvrage de Lian Hearn, qui couvre la période de 1857 à 1877, à travers la vie d’une famille de médecins japonais, juste avant la révolution Meiji.
Jusqu’ici, j’avais toujours cru que ce changement radical conduisant les élites japonaises à adopter les techniques scientifiques et surtout militaires des occidentaux en un laps de temps relativement court s’était déroulé sans heurts notables. Je découvre qu’il n’en fut rien !
Il s’agit en fait d’une époque de cruelle guerre civile qui voit s’affronter les différents clans, chacun campé dans sa province ou domaine. Il y a les loyalistes réformateurs partisans de la restauration des pouvoirs de l’empereur d’un côté et de l’autre, les tenants de l’expulsion des étrangers et du maintien du bakufu, ou gouvernement du Shogun. La solution du conflit intervient grâce à la coalition des provinces jadis opposées de Satsuma, Tosa et Chôshû (guerre de Boshin de janvier 1868 à mai 1869) après une multitude d’affrontements entre les activistes shishis et les troupes du bakufu.
L’héroïne du roman est la jeune Tsuru, fille cadette du médecin du domaine de Chôshû. Auprès de son père, elle s’initie à l’art de la médecine mais sa condition de femme l’empêche d’exercer et même d’être seulement entendue. Elle épouse bientôt Makino, choisi comme assistant par son père, qui ne va pas tarder à suivre les armées loyalistes pour créer des hôpitaux militaires de campagne mais refuse qu’elle l’accompagne. Tsuru n’entend pas se soumettre à cette décision et bientôt, avec l’aide du peintre dépressif Imaike Eikaku, elle s’habille en homme et profite de ce changement pour soigner malades et blessés en tant que médecin. Sa forte ossature, son incapacité à concevoir un enfant lui sont utiles. Car elle va vivre aussi une intense histoire d’amour avec Shinsaï, son oncle, à peine plus âgé qu’elle … Une passion aussi folle qu’impossible, sans autre espoir que la mort qui rôde partout en ces temps troublés.
Le roman est construit de façon particulière, soit du point de vue de la narratrice, soit du point de vue de certains protagonistes, ce qui en rend la lecture parfois difficile. Selon la coutume niponne, les personnages changent souvent d’identité – ce qui est justement le cas de Tsuru – et doivent se cacher car ils sont poursuivis et exécutés sommairement. Ils boivent énormément, savent que la vie est courte, n’hésitent pas à faire seppuku parce qu’ils se considèrent responsables d’une action ayant échoué ou sur ordre de l’autorité supérieure. Des personnages historiques sont mis en scène, qui embrouillent le lecteur mais dont certainement le nom «dit quelque chose » au lecteur japonais : Yoshida Shoin, Kuzaka Genzui, Takasugi Shinsaku … En revanche, les couleurs, les odeurs, les descriptions de paysages et des nombreux personnages transportent littéralement au coeur des estampes d'Hiroshige.
On comprend mieux l’extraordinaire mutation intellectuelle réalisée dans un pays de tradition profonde, telle qu’elle est apparue au cours de la seconde moitié du XIXème siècle. Finalement, face à la poussée des puissances occidentales décidées ici comme ailleurs en Asie, à forcer le pays à commercer avec elles par tous les moyens, les jeunes samouraïs ont réussi à intégrer le meilleur des avancées technologiques tout en conservant l’âme de leur civilisation. Au contact des occidentaux, ils ont forgé leur enseignement, leur recherche, leurs institutions politiques et leurs armées pour devenir la puissance prédominante en Asie, avant de connaître le désastre de Hiroshima et Nagasaki. Il leur reste une extraordinaire avance technologique et culturelle …. Et le refus absolu de toute immigration.
Un dernier détail : le titre original « Blossoms and Shadows » fait référence à une peinture de Tanomura Chikuden, originellement propriété du père de Tsuru et qui fait l’objet d’une trasaction pour l’achat d’armes auprès du négociant Thomas Glover.
La maison de l’Arbre joueur « Blossoms and Shadows », par Lian Hearn, traduit de l’anglais par Philippe Giraudon, éditions Folio, 595 p.