"Votre chambre est à soixante dollars. Je trouve qu'une petite visite veut bien ça, qu'en pensez-vous ?"
Si les personnages des romans de Laura Kasischke que j'ai lus ont parfois un peu tendance à ne pas se soucier du mal qu'on leur fait, physiquement ou mentalement, ici avec Leila, on est carrément dans l'autodestruction. Lorsqu'on lui fait du mal (et on lui en fait, car les hommes qu'elle rencontre ne sont pas des tendres), elle est comme déconnectée de son propre corps, son esprit plane au-dessus d'elle et elle ne ressent rien, ne dit rien, ne se révolte pas. Pire, on a l'impression qu'elle cherche, qu'elle attend qu'on la maltraite, jusqu'à tomber amoureuse de Gary Jensen qui, lors de la première rencontre, la frappe et la viole. C'est super glauque ! Le lecteur est comme un voyeur, qui partage aussi son quotidien sordide.
C'est une lecture qui m'a parfois mise mal à l'aise, m'obligeant à refermer le livre et faire une pause, une lecture que je ne conseille pas à tout le monde, seulement aux lecteurs avertis. Et là, je vous entends vous demander pourquoi donc je n'ai pas arrêter cette lecture dérangeante ! J'ai voulu lire ce roman jusqu'au bout pour chercher une explication, pour comprendre pourquoi Leila laissait les hommes utiliser son corps à leur guise et semblait si peu consciente de l'horreur de sa situation. On peut bien sûr essayer de trouver une raison dans son enfance, lorsqu'elle voyait sa mère, si belle, coucher avec un autre homme que son mari. Ou bien dans les autres éléments de son enfance qui sont dévoilés petit à petit. C'est d'ailleurs cette partie de l'histoire qui m'a le plus intéressée. Il n'empêche que je suis sortie de cette lecture un peu perturbée.
A Suspicious River, c'est le premier roman de Laura Kasischke : heureusement que j'en ai lu d'autres avant, car je n'aurais sûrement pas continué à en lire. Ce roman est plein de violence, très sombre, et on y visite peut-être les pires recoins de l'âme humaine.
"Ces hommes savent.
Ces hommes-là sentent toutes les filles qui passent sur leur chemin, avec leur vernis à ongles rose et leurs socquettes, avec leurs livres de classe serrés contre leur poitrine. Ces hommes-là savent tendre le nez dans la brise et ils savent toujours quelles sont les filles qui courront dans la mauvaise direction, à tous les coups. Celles qui ne diront jamais rien à qui que ce soit, la honte serpentant dans leurs veines comme un fin fil bleu ; elles seront juste surprises d'être encore en vie. Pas reconnaissantes, sans aucun doute, ni désireuses, mais au courant des coutumes de ce coin du pays, de cette grasse terre de désolation. La fréquence, le coup sourd donné par un poing, ou par un pénis, ou par une bouchée de boue.
Le plus vieux montrait au plus jeune comment faire. Comme ces hommes-là font toujours. La prochaine fois, le jeune serait capable de sentir tout ça par lui-même."