Le récit du martyre de Paolo Erizzo et la mort héroïque de sa fille Anna a subi une série de modifications et adaptations dans l’historiographie vénitienne. Petit à petit, l’Histoire est devenue légende, nous avons essayé de retrouver la part de vérité, et la part liée à la propagande vénitienne contre l’Empire Ottoman.
Andrea Celesti: Paolo Erizzo abandonne les ruines de la forteresse de Negroponte, le martyre de Paolo Erizzo, Paolo Erizzo en face de Mehmed II qui le condamne à la mort, Paris, Musée des Beaux-Arts
Paolo Erizzo est né en 1411 dans l’ancien palazzo Erizzo, près de San Canzian, à Venise. Il a été nommé bailli de Chalcis en 1468. Deux ans plus tard, le sultan Mehmed II a tenté de conquérir l’île vénitienne, menant lui même les troupes terrestres, alors que la flotte ottomane était sous le commandement de Mahmoud Pacha.
À la fin de Juin 1470, les canons ottomans ont commencé à tirer sur les murs de la ville pendant que des troupes du sultan parcouraient l’île massacrant tous les mâles grecs et latins de plus de quinze ans, asservissant les autres.
Le 11 juin 1470, les troupes ottomanes se lançaient à l’assaut de la ville où elles entrèrent au matin du 12. La résistance des vénitiens se solda par un massacre général, et en fin de journée, Mehmed II entra dans une ville dévastée.
Paolo Erizzo ne se rendit qu’après la promesse de Mehmed II d’épargner la vie de tout ceux qui étaient retranchés dans la château. Une fois que les vénitiens se fussent rendus, le sultan a ordonné qu’ils soient tous exécutés.
Deux témoignages divergents nous informent sur la mort de Paolo Erizzo :
Giacomo Rizzardo, témoin oculaire, a déclaré que Mehmed II a tué Paolo Erizzo et s’est ensuite lavé les mains et le visage dans son sang.
Giovan Maria Angiolello, originaire de Vicenza, qui a survécu à la chute de la ville pour devenir ensuite esclave du sultan explique lui dans ses mémoires, Historia Turchesca, que Paolo Erizzo a été tué dès la première attaque, lors de la défense d’une partie de la ville appelée Bourkos.
Aucun des deux ne mentionne la présence d’Anna Erizzo, ni le supplice de la planche sciée en deux.
Pourtant les historiens du XXème siècle, Kenneth Setton et John Julius Norwich écrivent "The Governor, Paolo Erizzo, who had taken refuge in one of the towers, gave himself up only on the condition that he might keep his head; Mehmet, true to his promise, had his body severed at the waist instead." alors que tout deux citent ces mêmes deux témoins.
La première mention du martyre de Paolo Erizzo par sciage dans la littérature est probablement celle de Marcantonio Coccio Sabellico dans son Historia rerum Venetarum ab urbe condita (Marcus Antonius Coccius Sabellicus, 1436 – 1506). Cette mort apparaît également dans les Chroniques de la famille Erizzo conservée à la Bibliothèque Nationale Marciana, mais elles sont plus anciennes encore, probablement du XVIème siècle.
Francesco Sansovino dans Annali Turcheschi overo Vite de Principi della Casa Othomana a rapporté que tous les jeunes italiens ont été tués, certains par empalement et, fait intéressant, d’autres par sciage en deux. Mais il ne précise pas que ce fut le cas pour Paolo Erizzo. Il mentionne également la fille de Erizzo mais sans utiliser son prénom. Il l’a décrite comme une fille de Paolo Erizzo, jeune et belle, destiné au harem du sultan à cause de sa beauté, et finalement tuée parce qu’elle refusait de se soumettre à la volonté de Mehmed.
La plus ancienne référence à la fille de Paolo se trouve dans une annexe titrée De Nigroponti captione, du livre de Loonicus Calcondyla Origine et rebus gestis Turcorum libri decem… publié à Bâle en 1556. C’est à quelques mots près la version racontée ultérieurement par Sansovino.
La construction de la légende vénitienne du martyre de Paolo Erizzo et la résistance héroïque de sa fille a probablement été prise, par la famille Erizzo au XVIIème siècle, à des fins d’auto-célébration. Entre 1631 et 1646, lorsque Francesco Erizzo était le doge de Venise, entretenir une pareille légende ne pouvait être que bénéfique… on peut même penser qu’elle fut un des outils inventés pour accéder au cornet ducal.
En 1647, le jésuite français Pierre Le Moyne nous livre la version aboutie de la légende dans La Galerie des Femmes Fortes.
Le Moyne a relaté l’histoire de la mort du martyr et la décision vertueuse de sa chaste fille, qui apparaît sans son prénom, mais avec l’épithète "La chaste Vénitienne". Mehmed était subjugué par la jeune fille capturée et lui avait promis la richesse, offrant "des sceptres et des couronnes". Le jésuite concrétise l’histoire d’Anna avec ses réflexions sur le suicide et, enfin, avec des comparaisons entre son sort et celui des premiers saints chrétiens, entre Mehmed et Neron et entre les dangers du champ de bataille et ceux d’un amphithéâtre.
A partir de ce récit, les artistes peintres s’emparèrent à leur tour de la légende.
Andrea Celesti: Martyre de Paolo Erizzo, collection privée
Andrea Celesti: Mort d’Anna Erizzo, collection privée