Croire que tout est perdu relèverait, toutefois, du sentiment d’abandon, même si, depuis une génération, les événements nous ont confirmé l’ampleur des dérives financières et des scandales. Au train où vont les choses, la Fifa deviendra bientôt, pour les pays du football, ce que le FMI ou la troïka sont pour les pays démonétisés. Un bras armé des diktats du libre-échange et de la dictature du fric pour le fric!
Capital. Nous connaissons la formule, qui, pour le coup, n’a rien d’une clause de style: «Là où croît le danger, croît aussi ce qui se sauve.» Signaler aujourd’hui l’intérêt politique et philosophique du ballon rond, au point de le célébrer, relèverait donc de la gageure? Comment s’y résoudre? Au moins pour une raison, souvent évoquée et défendue ici même dans les locaux du journal de Jaurès, qui se décline sous forme interrogative: si les «intellectuels» et tous ceux qui se revendiquent de cette «caste séparée» haïssent à ce point le football, n’est-ce pas, d’abord et avant tout, parce ce que ce dernier incarne le sport populaire par excellence, qui supplante tous les autres dans les cœurs et les pratiques quotidiennes des peuples? Dans un livre éblouissant intitulé le "Football, ombre et lumière" (publié en 1998 par les éditions Climats), Eduardo Galeano raisonnait ainsi par l’absurde: «Le mépris des conservateurs est fondé sur la certitude que l’idolâtrie de la balle est la superstition que mérite le peuple.» Il ajoutait, cinglant: «Possédée par le football, la plèbe pense avec ses pieds, ce qui est son apanage, et elle se réalise dans cette jouissance subalterne. L’instinct animal s’impose à la raison humaine, l’ignorance écrase la culture et le populo a ce qu’il veut.» Et il assénait le coup de grâce: «En revanche, de nombreux intellectuels de gauche disqualifient le football parce qu’il châtre les masses et détourne leur énergie révolutionnaire.» Ce qui, entre parenthèses, nous ramène au sous-continent américain, quand le foot cessa d’être la seule affaire des Anglais et des riches, et que naquirent à Rio de la Plata les premiers clubs authentiquement populaires, organisés dans les ateliers des chemins de fer et des chantiers navals… «La caractéristique de l’homme de masse n’est pas la brutalité ou le retard mental, mais l’isolement et le manque de rapports sociaux», disait Hannah Arendt. Tout cela pour dire que nous gagnerions du temps si les intellectuels supposés se posaient enfin la bonne question : pourquoi le Capital moderne dénature méthodiquement les fondements non seulement populaires mais humains du sport? Ils y trouveraient des explications... politiques.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 20 juin 2014.]