Magazine Cinéma

Faire cesser la comédie

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

LA RÈGLE DU JEU, de Jean Renoir, 1939

Scène sociale, scène théâtrale et scène du film

       Au Château de la Colinière, les moeurs policées des distingués hôtes du Marquis de la Cheyniest ne sont plus qu’un souvenir : depuis le majestueux hall d’entrée, on peut en effet observer la tournure chaotique qu’ont rapidement prise les festivités organisées par le Marquis pour clôturer sa partie de chasse. Un plan en particulier résume à lui seul la perte de contrôle généralisée des différents protagonistes à la fois les uns sur les autres et sur eux-mêmes.

http://www.youtube.com/watch?v=f8dvzG1AswY

Voici donc qu’entrent dans le champ par la droite le garde-chasse Schumacher et son épouse Lisette, cette dernière luttant vainement avec son mari pour lui reprendre l’arme avec laquelle il a l’intention d’abattre l’ex-braconnier Marceau dans un accès de jalousie frénétique. Plutôt que de suivre la course-poursuite du couple dans le salon par un travelling, Renoir choisit de garder une distance amusée avec les drames qui s’y jouent, et n’effectue qu’un simple panoramique sur la gauche. L’embrasure de la porte découpe alors un cadre dans le cadre, où l’on aperçoit se disputer le Marquis de la Cheyniest, sa maîtresse Geneviève de Marras et l’amoureux transi de son épouse Christine, l’aviateur André Jurieu. Le tableau ainsi offert n’est pas sans évoquer une pièce de théâtre, relevant à ce moment plus du vaudeville que du drame shakespearien, et résonnant comme en écho avec la représentation théâtrale donnée ce soir-là au Château.

Dans l’agitation provoquée par l’entrée des nouveaux arrivants dans la pièce, un coup de feu est malencontreusement tiré dans le vide, aussitôt suivi d’un hurlement de peur poussé par Geneviève, qui sombre alors dans une crise d’hystérie incontrôlable. Tout en la soulevant de terre avec l’aide de Jurieu pour l’emmener à l’étage, le Marquis s’époumone pour appeler son majordome Corneille. Dès que celui-ci paraît, le Marquis lui ordonne avec grandiloquence de faire "cesser cette comédie !", ce à quoi le domestique rétorque spontanément : "laquelle Monsieur le Marquis ?", tant la farce grotesque donnée simultanément sur scène semble avoir gagné tout le Château. Tandis que Corneille et ses sous-fifres s’engouffrent ensuite dans le salon à la recherche de "Schumacher et compagnie", la caméra effectue un malicieux panoramique gauche-droite, trahissant Marceau qui débouche justement par une porte située à l’opposée, suivi de près par Schumacher, lui-même poursuivi par sa femme.

Pour accentuer encore le comique de situation, toute la séquence est rythmée par l’orgue de barbarie du Marquis, qui depuis l’autre pièce où continue le spectacle, nous fait parvenir un refrain enfantin de carrousel. Les adultes ont oublié de se comporter comme tels, et jouent au chat et à la souris comme le ferait une marmaille indisciplinée.

Lorsqu’on me parle de ce chef d’oeuvre intemporel qu’est La Règle du jeu, c’est à cette séquence que je pense en premier, tant elle est emblématique du film et condense tout ce qu’il a de plus moderne, à la fois en terme de mise en scène et dans son propos. 

© Les Grands Films Classiques

© Les Grands Films Classiques

Une mise en scène moderne…

Lorsque le film sort en 1939, le cinéma français est régi par des codes dont la Nouvelle Vague n’est pas encore venue l’affranchir, et cela rend La Règle du jeu d’autant plus innovant et moderne pour son temps. 

L’inventivité surprenante dont fait preuve Renoir frappe à plusieurs titres (mise en scène, cadrage, montage,…), mais ce qui la caractérise avant tout c’est la profondeur de champ dont il se sert pour permettre à plusieurs actions de se dérouler en même temps, et au spectateur de n’en manquer aucune. On peut ainsi assister à la dispute du Marquis avec sa maîtresse, sans perdre des yeux Schumacher et sa femme qui traversent la pièce en luttant pour disparaître par la porte du fond. En unissant de la sorte l’avant-plan et l’arrière-plan, en imposant un continuel aller-retour à notre vision, Renoir donne autant d’importance aux personnages principaux qu’aux secondaires, et met en l’occurrence sur un pied d’égalité la classe bourgeoise et les domestiques qui la servent. 

Par ce procédé, il invite aussi le théâtre dans son film, en y introduisant la relation distanciée qui unit habituellement le spectateur à la scène. Grâce à l’emploi de plans larges et fixes, on jouit ici d’une vision quasi omnisciente, et il nous appartient de déchiffrer l’espace riche et dynamique qui se déploie devant nous.

Dans cette même optique théâtralisante, la profondeur de champ est associée à l’autre caractéristique majeure de La Règle du jeu, à savoir l’économie de plans qui composent le film. Au lieu de les multiplier, comme le voulaient les normes cinématographiques de son temps, Renoir choisit en effet de les étirer pour en exploiter toutes les possibilités. Afin d’éviter le morcellement qu’implique par exemple une scène dialoguée entre deux personnages, il va préférer au traditionnel champ/contre-champ un plan unique montrant les acteurs de profil en train de converser, ou se servir d’un miroir montrant le visage du personnage placé de dos, ou encore faire le choix radical de ne montrer le visage que de l’un des deux personnages, donnant ainsi à dessein plus d’importance à ses paroles qu’à celles de son interlocuteur. Lors de discussions groupées, il va même jusqu’à user d’un mouvement de caméra fluide, se déplaçant d’un acteur à un autre en fonction des prises de parole, rendant ainsi la conversation plus dynamique et vivante.

Par ailleurs, le fait qu’à la fin du film, les invités du Marquis sont conviés à un bal costumé et à une représentation théâtrale constitue une mise en abîme révélatrice. En effet, les convives ne distinguent bientôt plus ce qui relève du spectacle ou de la réalité. Voyant passer Schumacher armé d’un pistolet et tirer sur Marceau, beaucoup s’esclaffent amusés, persuadés d’assister à une nouvelle mise en scène destinée à les divertir. Le théâtre déborde donc de la scène et le réel s’invite sur les planches, si bien que le spectateur lui-même a le sentiment que la vie n’est rien de plus qu’une comédie, tantôt tragique, tantôt comique : "un drame gai", comme se plaisait Renoir à décrire son film. 

© D.R.

© D.R.

….au service d’un propos moderne

Au-delà de la seule modernité technique des procédés mis en oeuvre par Renoir, La Règle du jeu innova aussi par son propos, qui dérangea beaucoup à l’époque de sa sortie en salles en 1939. Le croisement déroutant entre comédie et drame, l’aspect choral du film et sa vision satirique et sombre de la société en firent un échec commercial sévère. La situation internationale était telle que La Règle du jeu fut même rapidement interdit de projection sur le territoire français. 

Les vives réactions que suscita le film s’expliquent en partie parce que, sous le couvert d’une histoire aux accents légers et romanesques dignes de Marivaux, il s’attaquait à la structure même de la société de l’époque, alors en pleine décomposition. Les thèmes de l’illusion, du mensonge et des apparences abordés par le film ne sont qu’un paravent pour le constat terrible que fait Renoir de ses contemporains, qui se vautraient alors dans l’insouciance et la vanité, repliés en autarcie sur les valeurs dépassées d’un système petit-bourgeois déliquescent.

Pour autant, loin de porter sur eux un regard moralisateur ou méprisant, Renoir montre une véritable sympathie pour ses personnages. Cela n’a rien d’étonnant lorsqu’on sait à quel point son cinéma est gorgé d’humanisme. Se dirigeant d’ailleurs lui-même dans la peau du débonnaire et bienveillant Octave, il affiche une tendresse et un émerveillement constants, devant et derrière la caméra. Des personnages comme Schumacher, Lisette, Marceau, et surtout le marquis de La Cheyniest (qui conserve, malgré la conscience de la proche désuétude de sa classe, une grâce et un panache admirables jusque dans la défaite) sont observés avec un regard affectueux, voir contemplatif. 

Sans les en blâmer, Renoir montre que les classes sociales que représentent ses personnages ne font que se prêter à un jeu de société grandeur nature, dont les règles et les conventions apparaissent à la fois comme l’objet de l’exercice (et donc du film) et sa limite. Etouffés par ce carcan immatériel, ils finiront tous par se libérer des attentes sociales exigées par le rang qu’ils occupent. 

En cela, l’aspect théâtral imprégnant le film servait le propos sous-jacent de Renoir, visant à dénoncer l’artificialité des rapports sociaux. Les codes qui régissaient les classes sociales y sont dépeints comme de simples masques, prêts à tomber à tout instant, car vidés de leur sens par une guerre imminente qui allait tout remettre en cause. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que l’un des clous du spectacle donné par les invités est un ballet de squelettes, une danse macabre à laquelle assiste l’ensemble des protagonistes du film, maîtres comme valets, réunis dans un même plan séquence. Cette vision infernale annonce prophétiquement les heures sombres qu’allait bientôt connaître le monde, et fait de La Règle du jeu un film viscéralement pessimiste.

© D.R.

© D.R.

Ce n’est finalement qu’en 1965, lors d’une re-sortie parisienne, que le film connut enfin le succès qu’il méritait. La Nouvelle Vague avait fait son office, d’abord par le biais des journalistes aux Cahiers du Cinéma, puis par celui d’une nouvelle génération de réalisateurs, pour lesquels Jean Renoir fut l’une des influences majeures. Le monde avait changé, de même que ses modes de représentation, au premier rang desquels le cinéma. La Règle du jeu occupe depuis une place de choix parmi les plus grands films de l’histoire du 7ème Art.

Julie Jean


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