Malgré l’absence de projet de la classe politique, l’incompréhension des citoyens ou l’obstruction des banques et de Bercy, l’économiste Gaël Giraud reste optimiste pour l’avenir et explique quels bouleversements appelle la transition énergétique.
Le projet de loi sur la transition énergétique était présenté ce mercredi en Conseil des ministres. Longtemps retardé alors que l’urgence énergétique et climatique devient toujours plus pressante, il recouvre des enjeux politiques majeurs pour l’environnement, mais aussi pour l’économie et les modes de vie.Regards. Quels sont les leviers d’action pour mener la transition énergétique ?Gaël Giraud. Il existe trois chantiers principaux. Tous les experts s’accordent pour dire que la rénovation thermique des bâtiments en fait partie. L’habitat représente 40% de notre consommation de fuel en France et 25% des émissions de gaz à effet de serre. En rénovant thermiquement les bâtiments, on fait d’une pierre plusieurs coups : on adresse à la fois la question de la dépendance à l’énergie et l’enjeu climatique, conformément aux engagements de notre pays. En outre, on améliore la balance commerciale française, on résout en partie le drame de la précarité énergétique et on crée des emplois... Le deuxième chantier est la mobilité verte et le troisième, le verdissement des processus industriels et agricoles. Voilà pour le volet de la demande. Sur le versant de l’offre, la question est : quel mix énergétique choisissons-nous ? Si l’on opte pour un mix comportant beaucoup d’énergies renouvelables, alors l’investissement dans celles-ci doit devenir une priorité. Mais avons-nous tranché cette question ? En réalité, il y a eu beaucoup de discussions au cours des travaux du CNDTE, mais on ne peut pas dire, aujourd’hui, que la classe politique française ait mis la question de la transition sur la table du débat public. Le projet de loi de transition de Mme Royal est une étape très prometteuse. Il confirme le cap de réduction du nucléaire à horizon 2025. Il met en avant la rénovation thermique des logements et de l’habitat. Il accélère le passage à la voiture électrique.Pour quelle raison le problème n’est-il pas posé entièrement ?Il y a des raisons sociologiques qui expliquent qu’une partie de la classe politique française ne croie pas en la nécessité et en l’urgence de cette transition, et préfère regarder ailleurs. En agissant de la sorte, elle est elle-même le reflet de l’opinion publique : une partie de celle-ci ne veut guère en entendre parler, ou pas beaucoup, et estime que la question de la crise économique, sociale et financière est bien plus grave – et l’on peut difficilement reprocher aux catégories défavorisées, qui peinent à boucler leurs fins de mois, d’avoir du mal à entendre parler de la transition écologique. Il y a d’autres éléments : la catégorie des Français les moins sensibilisés à la question est essentiellement constituée d’hommes citadins de plus de soixante ans, qui composent l’écrasante majorité de la classe politique française en activité…
« Le problème est que les classes dirigeantes d’Europe de l’Ouest n’ont pas de projet politique »
Les politiques prennent peut-être en compte l’impopularité de la fiscalité écologique, comme on l’a vu dans le contexte de l’écotaxe…Il me semble, de manière globale, que le "ras-le-bol fiscal" dont on a beaucoup parlé indépendamment de l’écotaxe, est très largement une construction médiatique. Même s’il est exact que notre système fiscal est opaque et redistribue la richesse du bas vers le haut, je ne pense pas que l’on ait beaucoup d’éléments pour étayer la thèse d’un ras-le-bol fiscal universel, surtout compte tenu de la nature du système fiscal français qui est troué par des niches fiscales, et très avantageux pour les plus riches. Maintenant, on a réussi à faire preuve d’une telle maladresse sur l’écotaxe qu’elle est aujourd’hui mal vue, alors que, si on l’avait bien expliquée, avec pédagogie, et surtout si on l’avait insérée dans un véritable projet politique, elle serait tout à fait acceptée. Le problème est que les classes dirigeantes d’Europe de l’Ouest n’ont pas de projet politique. L’écotaxe est alors vue simplement comme une taxe de plus dont le corps social français ne voit pas l’intérêt, puisqu’il ne voit pas à quel projet de longue durée, qui ferait sens et que l’on pourrait expliquer, l’argent qui lui est retiré pourra servir. Tant que manquera un vrai projet ayant du souffle, toute taxe sera perçue comme punitive.Les résistances résident-elles aussi dans la difficulté à financer la transition énergétique en raison de la crise ?Indépendamment des aspects culturels, psychologiques ou sociologiques, le véritable obstacle – plus qu’une résistance – est la question du financement. Selon les estimations disponibles, si l’on voulait lancer simultanément tous les chantiers de la transition pour la France, cela coûterait entre 60 et 100 milliards d’euros par an pendant au moins dix ans, ce qui semble assez hors de portée pour l’instant – même si, au fond, je pense qu’il faudrait le faire. La BCE a créé plusieurs milliers de milliards pour sauver les banques, ne pourrait-elle pas en faire autant pour sauver le continent et, avec lui, la planète ? Concernant la rénovation thermique des bâtiments, en ne considérant que les bâtiments publics, la facture s’élèverait à 10 milliards d’euros par an, ce qui est beaucoup plus atteignable dans la mesure où des solutions de financement compatibles avec le carcan de Maastricht existent déjà.On présente souvent la transition énergétique comme un gisement d’emplois. L’objectif de 100.000 emplois sur trois ans, avancé par Ségolène Royal, est-il réaliste ?Ce qui me paraît certain, c’est que si l’on avance de manière volontariste, on créera beaucoup d’emplois. 100.000 en trois ans ? Honnêtement, je n’en sais rien : cela dépendra entièrement de la nature de la transition qui sera mise en œuvre. La rénovation thermique des bâtiments devrait créer beaucoup d’emplois – au point que si, on la lançait brutalement, on aurait rapidement un goulet d’étranglement au niveau de la main-d’œuvre qualifiée. Il faut donc la lancer progressivement, pour envoyer le bon signal aux entreprises du BTP afin qu’elles créent les filières d’apprentissage qui permettront, d’ici trois ou quatre ans, de mener la rénovation en grand. Mais il faut commencer aujourd’hui, et cela dépend, de nouveau, d’une décision politique qui affiche clairement l’objectif visé.« Si l’on consomme moins d’énergie, le rythme de vie va ralentir – ce qui sera une très bonne chose pour tout le monde »
L’idée que la transition sera un vecteur de croissance fait-elle consensus parmi les économistes "dominants" et les dirigeants politiques ?La plupart des économistes de Bercy sont très sceptiques, mais ne le sont-ils pas devant toute innovation qui ne vient pas du secteur bancaire ? Ce n’est donc pas à eux qu’il faut demander ce qu’ils en pensent – sachant qu’ils ont malheureusement le pouvoir de tout bloquer tant que le politique n’osera pas assumer ses responsabilités historiques. La charge de la preuve réside dans le camp de ceux qui sont favorables à la transition, dont je fais partie. À mon sens, quel que soit le scénario adopté parmi la douzaine de ceux que le Comité national du débat public a identifiés pour la France, le principe global est très clair : la productivité du travail, actuellement très élevée et qui a considérablement augmenté au cours des dernières décennies, augmente essentiellement grâce à l’usage de l’énergie. C’est parce que nous utilisons l’énergie de manière de plus en plus intelligente que le travail des êtres humains paraît de plus en plus productif. Réaliser la transition signifie que nous allons passer d’une économie encore essentiellement construite sur le pétrole – qui est l’énergie la plus productive, surtout pour la mobilité –, à une société fondée sur d’autres types d’énergie. Quels que soient ceux-ci, on va très vraisemblablement perdre en productivité… ce qui n’a rien de dramatique, car davantage de monde pourra travailler. Ainsi on ne pourra plus remplacer systématiquement les hommes par des machines ---lesquelles ont besoin d’énergie pour fonctionner--- ou par de la chimie, c’est-à-dire du pétrole. Il nous faudra en particulier beaucoup de bras dans les champs si nous voulons une agriculture responsable, sans engrais, ni pesticide. Avec de la polyagriculture et des circuits courts autour de petits centres urbains très denses, reliés par du train...C’est ce genre de choix qu’implique aussi la transition énergétique ?Oui, c’est pour cela qu’elle implique un vrai projet de société, une vraie bifurcation par rapport à toute une série de lieux communs qui habitent notre imaginaire depuis une trentaine d’années. Parmi ceux-ci, il y a la mondialisation tous azimuts, alors que l’on devrait probablement assister à une re-régionalisation des échanges internationaux. Dans cet imaginaire, vous avez aussi le fait que le temps passe de plus en plus vite et que le stress augmente chaque année pour les salariés au travail. Ce stress est rendu possible par la productivité de l’énergie. Si l’on consomme des énergies moins productives que le pétrole (en particulier pour la mobilité), le rythme de vie va ralentir – ce qui sera une très bonne nouvelle pour tout le monde. Une autre image qui hante notre imaginaire est celle des grandes mégalopoles et autres monstres périurbains avec lesquels on devrait normalement en terminer, pour revenir à des petits centres urbains reliés par du train. Les banlieues du type californien qui s’étendent sur des kilomètres sont des gouffres à énergie. Cela appelle un bouleversement considérable.« Un grand récit dans lequel on puisse s’engager »
On a le sentiment que la société n’est pas du tout prête pour une telle révolution intellectuelle…Je suis moins pessimiste. Dans les discussions et les rencontres que je peux faire en province, le public me semble au contraire très demandeur d’un grand récit dans lequel il puisse s’engager, qui nous permette de donner du sens à la vie – ce que très peu de partis politiques sont en mesure de faire aujourd’hui : et c’est bien cela qui plonge la population dans la désespérance. Ne pas avoir la moindre idée de ce vers quoi on avance. Ne pas entrevoir la moindre lumière au fond du tunnel. Je perçois, certes, de la peur mais aussi une grande soif, un grand désir pour la transition, qui n’est pas forcément partagé dans les quartiers les plus favorisés de la capitale, surtout chez les hommes de plus de soixante ans, où l’on observe une très forte résistance à se laisser toucher et à accepter d’imaginer que l’on puisse bouger.Est-ce que les lobbies industriels se mettent également en travers de ce processus ?Non. La très bonne nouvelle, c’est que les industriels que je rencontre sont très désireux de lancer la transition. Ils ont compris que, de toute façon, ce qui fera la compétitivité d’une entreprise dans dix ans, ce sera son indépendance énergétique à l’égard du pétrole. Et que la décarbonation sera leur business dans dix ans. C’est-à-dire que c’est cela qui leur permettra de continuer d’exister à cette échéance. Ce sont certains fonctionnaires de Bercy et les banques qui n’ont pas cet allant, parce que cela ne les intéresse pas. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de les retrouver du même côté dans la mesure où, au fond, ce sont les mêmes personnes. Il y a entre eux une alliance objective d’intérêts qui vise à utiliser le plus longtemps possible la rente bancaire, due à l’existence de grandes banques mixtes et qui permet de gagner beaucoup d’argent sur le dos du contribuable. Le jour où cela ne sera plus possible, ou lorsque ce sera moins rentable, ils feront autre chose… et se mettront à financer les investissements dans les infrastructures vertes dont nous avons besoin.Comment faire en sorte que les citoyens soient assez impliqués pour peser sur les pouvoirs économiques et politiques ?On n’a jamais transmis aux citoyens les éléments du dossier, le débat n’a guère été organisé publiquement, au niveau national, même si, l’an dernier, le comité national s’est démené pour conscientiser. Les médias, de ce point de vue, ne font pas leur travail, n’instruisent pas le dossier. L’opinion publique n’a pas les moyens d’y réfléchir toute seule. Pourquoi ne pas organiser un référendum, qui obligerait à débattre ensemble ? Actuellement, le grand public ne trouve pas de grand récit, de grande utopie, de vrai projet politique dans la social-démocratie au pouvoir. Encore moins dans l’euro-libéralisme financiarisé. C’est ce qui explique qu’une partie des Européens se réfugient dans les promesses frelatées de l’extrême-droite. Alors qu’historiquement, l’extrême-droite s’est toujours montrée très conciliante avec le secteur bancaire. Tandis qu’elle ne croit nullement à l’écologie. D’où la tragique mépris que révèlent les résultats issus des dernières élections européennes.Gaël Giraud, directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre d’économie de la Sorbonne, est membre de l’École d’économie de Paris, de la Fondation Nicolas Hulot, de l’ONG Finance Watch et de la Fondation d’écologie politique. Il a participé aux travaux du Conseil national du débat sur la transition énergétique (CNDTE).Il a notamment dirigé, avec Cécile Renouard, 20 propositions pour réformer le capitalisme (Flammarion 2012).