Tiens, tiens, une conférence interrompue par ce cri : « stop la technique, on s'en fout ! Nan mais, pourquoi êtes-vous là ? en vrai ? »
Le développeur indépendant connu comme contributeur Mozilla, David Bruant, donnait la dernière conférence de la journée à SudWeb. Alors qu'il commençait à expliquer comment il utilisait Google Apps Script pour… il fut interrompu par des cris venant de la salle : « Nan mais stop ! On s'en fout de la technique ! » Il essaya de poursuivre, mais le trublion repris de plus belle et s'imposa sur scène, insistant : « Nan mais, pourquoi êtes-vous ici ? en vrai ? » Il s'agissait de Pablo Pernot, coach agile qui se définit aussi comme agent provocateur. La conf était hackée, pour notre plus grand plaisir. À SudWeb, l'agilité est à l'œuvre et même les confs se hackent !
Pablo nous interpella : si ce n'est pas la technique qui compte, qu'est-ce donc qui nous motive ? J'étais ravie de la question. Qu'est-ce qui nous donne envie de ressembler à David ? Là, j'ai bloqué. Je ne connais pas David. J'ai alors considéré le modèle, n'y voyant soudain — pardon David si tu me lis — qu'un énième clone de Stallman : gentil ours barbu, chevelure christique, pieds nus stallmaniens et T-shirt estampillé du nom d'un fameux blog geek. Quand tu es meuf, les « role model » stallmaniens, ça fait tout sauf envie. Et la prégnance de ce modèle me gave : plus le temps passe et plus l'archétype du dieu codeur, pur esprit oublieux de son incarnation, me désespère.
Je suis très bien dans ma peau, merci, pas du tout envie de ressembler à David, même s'il a un super cerveau. S'il me faut porter des T-shirts et me laisser pousser le poil dans la nuque et au menton pour avoir un super cerveau, je préfère encore redevenir bête, pourvu que ça ne m'empêche pas de jouir de la vie. C'est alors que Pablo parla de plaisir. Pourquoi faisons-nous ces métiers qui sont les nôtres ? Qu'est-ce qui nous fait plaisir ? Le micro passait dans la salle et chacun répondait.
Se faire plez'
Je me suis beaucoup posé cette question, ces dernières années, confrontée à des développeurs souvent passionnés, parfois brillants, dont je comprenais de moins en moins le travail, les choix, les décisions, surtout face à un résultat peu utilisable ou ayant pour conséquence de dégrader l'expérience utilisateur. Pourquoi as-tu fait ça ? demandais-je souvent. Parce qu'avec ces variables on pourra construire plein d'autres trucs ! Parce ça permet d'appliquer tel super framework ! Regarde, c'est génial ! Autant de réponses techniques qui, bien que rationnelles, cohérentes et logiques, n'avaient, pour moi, aucun sens. Nan mais, pourquoi, dans quel but ? insistais-je. À quoi ça sert ? Qu'est-ce que ça apporte ? Parce que ce sera plus facile, après, à factoriser, à modulariser, à recoder, etc. Je m'étonnais de ce qu'aucun ne soit capable de dépasser la considération technique. Je voyais bien que mes questions les emmerdaient. On se fait plez', voilà tout, sans se prendre la tête !
Se faire plaisir, disaient-ils. Mais qu'est-ce que se faire plaisir ? Oui, tiens, qu'est-ce qui me fait plaisir ? À SudWeb, j'ai demandé le micro et j'ai dit : « moi, la seule chose qui me motive, c'est de savoir que ça va être utile, à d'autres. » Aucune réaction. Je me suis sentie très seule. Le micro continuait de passer dans la salle et d'autres s'exprimaient. Le plaisir semblait être une motivation importante. J'ai regretté, du coup, que la notion ne soit pas explorée. Car se faire plaisir à fixer des bugs, avec ce délicieux petit shot d'excitation cérébrale que ça déclenche, me semble relever d'un plaisir immédiat moins kiffant que le plaisir différé d'avoir développé quelque chose d'utile à plein de gens. C'est la même différence qu'entre se branler et faire l'amour. L'un n'exclut pas l'autre, ceci dit. Tous les plaisirs sont bons à prendre ;)
Mais c'est tout de même ce qui, entre autres, m'a conduit à délaisser le développement : la branlette m'ennuyait. J'avais envie de faire l'amour, c'est-à-dire de penser à autrui, d'être en relation avec le monde, d'y être impliquée. Il faudra trouver autre chose que le seul plaisir pour me donner envie de ressembler à un développeur, si génial soit-il ! Pour moi, même si c'est follement kiffant, la technique, le web et le code ne sont jamais qu'un moyen, pas une fin. Ce qui compte n'est pas de faire, ni même de bien faire, mais pourquoi le faire. Pour quoi ? Et pour qui ?
Pourquoi êtes-vous ici ?
Inversement, depuis que je suis salariée, j'ai rencontré bien des gens qui codent sans grande motivation, manifestement sans plaisir. Pablo évoquait le sentiment de progresser, celui d'appartenir à un groupe, énumérant par là les facteurs d'épanouissement, susceptibles de motiver… Mais ça me semblait déconnecté de la réalité. Contrairement à celleux comme nous qui se bougent — tant auditeurs, qu'orateurs ou staffeurs — sur des événements édifiants comme SudWeb, parce que curieux d'apprendre et ravis de partager, ceux-là ne cherchent pas à améliorer le Web, ni même leur code ou leurs connaissances et ne viendraient pas à une telle conférence, quand bien même elle leur serait offerte. Il arrive même que les passionnés que nous sommes les agacent et notre gentille envie de partager se heurte alors à leur rejet. D'autres se sentent submergés par la technique, ses évolutions constantes, et boudent son flux de veille torrentiel pour ne pas s'y noyer.
- « On n'est pas là pour apprendre » disait mon ancien chef
Longtemps, je ne comprenais pas : pourquoi continuer de travailler ainsi, sans plaisir ? La seule chose qui semble compter pour eux, c'est d'accomplir la tâche et s'en libérer rapidement pour rentrer débarrassés et à l'heure chez eux. Sans doute ont-ils d'autres passions. Sans doute jouissent-ils davantage de leur vie, celle d'après le boulot. J'ai alors sorti la tête de l'écran et je suis allée réfléchir ailleurs. Peut-être, aussi, ont-ils des contraintes qui ne leur permettent pas d'avoir la liberté de choisir une vie meilleure. Car non, on ne fait pas toujours les choses par choix. Celleux qui le peuvent sont privilégiés.
Or ce ne sont pas nécessairement de mauvais codeurs. Reste seulement que nous avons à collaborer. Et pour ce que j'ai pu observer, cela fonctionne mieux avec des choses aussi simples que la courtoisie, le respect des différences et la culture du positif, qu'avec l'enthousiasme que l'on voudrait contagieux ou l'érudition que l'on aimerait exemplaire et attractive. Ce n'est que depuis que j'ai compris tout cela que les choses changent imperceptiblement et que, bingo, le niveau progresse.
Reste que je ne m'y retrouve pas, entre ceux qui « se font plez » et les autres. J'y entends encore cette fracture entre « les geeks et les autres », où les premiers ne savent que proposer aux seconds de leur ressembler, ici en la personne de David pris en exemple. Ne pourrait-on pas voir les choses autrement ? et se donner d'autres modèles, moins stéréotypés, plus inclusifs ?
Et toi, lundi matin, tu changes quoi ?
Et lundi, en revenant au travail, vous ferez quoi ? nous interpellait Pablo. La dernière fois que je me suis demandé ce que j'allais faire lundi, j'ai démissionné, répond l'un, me rappelant que la dernière fois que j'ai pensé à démissionner, j'ai pesé le pour et le contre, pour finalement décider de faire au mieux avec ce qui m'était donné. Relever le défi de construire, ici avec ces autres-là, plutôt que fuir encore une fois, vers une boîte trop idéale pour exister. Avoir le courage de changer ce qui peut l'être, accepter ce qui ne le peut, en espérant posséder le discernement nécessaire pour faire la différence entre les deux.
Je fais ici, moins compte-rendu de cette conf hackée, que part de mes réflexions au cours de celle-ci. Chacun l'aura vécue différemment : si certains n'ont pas très bien compris le but de l'exercice, d'autres en sont ressorti l'œil humide. SudWeb c'est aussi une thérapie de groupe pour les artisans du web qui redoutent l'industrialisation et la délocalisation de leurs savoirs
tweetais the2ne.
Je ne m'en suis pas rendue compte, mais la question a infusé en moi, me remettant en mouvement. Depuis que je suis rentrée de SudWeb, je résiste à la tentation de reprendre mon envol pour aller, par exemple, m'installer à Toulouse, où j'ai rencontré de belles personnes porteuses de tendresse, d'intelligence et d'envie de changer le monde. Depuis cette conf hackée, je m'interroge. Sur mon utilité : où serais-je le plus utile ? où serais-je au mieux pour hacker le monde ?
En attendant, je pense initier ici des lightning talks hebdomadaires, comme en témoignait un orateur là-bas. Je continue de chercher des trucs pour mieux travailler ensemble. Je cherche de nouveaux modèles. J'essaye d'inventer, du moins de participer, un peu, à l'invention du monde, lequel n'est pas que technique, mais aussi humain, donc complexe, sensible et divers.
J'en retiens surtout que l'essentiel est de rester en mouvement. Et toi, lundi matin, tu changes quoi ?
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