Professeur de leadership et d’innovation à l’ESCP Europe, Isaac Getz est un conférencier qui porte des idées tout à fait originales sur la transformation organisationnelle et le leadership libérateur. Dans un monde de l’entreprise où le travail est trop souvent une source de souffrance ou du moins de démotivation, il travaille à inventer les paradigmes organisationnels de demain.
source : liberteetcie.com
J’ai eu le plaisir de m’entretenir avec lui de sa conception d’une « entreprise libérée ».
Si je vous dis : « les employés d’abord, les clients ensuite », qu’en pensez-vous ?
Je pense évidemment au livre de Vineet Nayar, mais l’idée est assez ancienne, elle existait déjà chez Johnson & Johnson par exemple. Le pouvoir n’est pas au sein de l’entreprise, il est chez le client. Si le client décide de ne pas acheter, l’entreprise va s’effondrer. Par procuration, ce pouvoir-là ne peut être que dans les mains de ceux qui sont proches du client, ceux que l’on appelle des salariés de première ligne. C’est du bon sens de s’intéresser à l’environnement dans lequel ces salariés font leur métier, pour qu’ils puissent exercer leur intelligence, leur créativité, apporter des solutions aux besoins des clients. Ce n’est pas le cas de la plupart des entreprises, où tout est fait pour robotiser les salariés et leur faire sentir qu’ils sont traités comme des êtres non intelligents. C’est le fait de l’organisation de l’entreprise, ce que l’on appelle la bureaucratie hiérarchique, où chaque niveau supérieur sait mieux que le niveau inférieur comment faire son travail et met en place des procédures. Le salarié de première ligne s’y sent comme un imbécile auquel on n’a absolument pas demandé de réfléchir.
Que se passe-t-il si on lui demande de réfléchir ?
Des choses assez étonnantes ! La plupart des entreprises vont découvrir que les salariés qui connaissent le client, souvent même personnellement, ont de meilleures idées que les managers qui sont en retrait par rapport aux situations concrètes quant à ce qu’il faut faire pour satisfaire le client, voire comme beaucoup d’entreprises y aspirent, pour faire en sorte que le client les aime, ce qui est encore plus difficile.
Il y a de nombreux exemples d’ « entreprises libérées » en France qui ont décidé que cette forme d’organisation traditionnelle héritée de la révolution industrielle n’était plus adaptée à notre temps ni réformable, et qu’il fallait construire quelque chose de nouveau orienté vers les salariés créateurs de valeur économique. Ainsi, ceux-ci seront « automotivés » ou intrinsèquement motivés à réfléchir et à prendre des initiatives pour le bien du client et de l’entreprise. C’est un cercle vertueux au lieu d’être un cercle vicieux.
Peut-on transformer une entreprise avec une structure hiérarchique traditionnelle en une « entreprise libérée » ?
Bien sûr ! Il y a beaucoup d’entreprises, de plus en plus nombreuses, qui l’ont fait. Il ne s’agit pas de supprimer tous les managers. L’entreprise traditionnelle est fondée sur le principe de la carotte et du bâton, donc de la sanction et de la peur. Cette peur est intériorisée, mais les gens savent que s’ils ne travaillent pas comme on leur demande de travailler, ils n’auront pas de promotion, etc. Si vous voulez construire une entreprise qui n’est pas du tout fondée sur la peur, et que vous supprimez les managers, vous réintroduisez la peur, donc c’est un non-sens. Ce n’est pas l’objectif : de toute façon, on a besoin de toutes les personnes compétentes. Simplement dans cet autre type d’organisation, les gens ont un rôle différent, ils n’ont pas un rôle de chef. Ils n’ont pas une place dans la hiérarchie, ne sont pas là pour faire respecter la procédure, pour contrôler les gens. Ils deviennent des leaders. Plutôt que d’avoir le pouvoir de décision et de contrôle de la manière dont les solutions sont appliquées, et de traiter votre équipe comme étant au service de vos objectifs, souvent personnels d’ailleurs, on vous demande d’être au service de l’équipe et de devenir un leader-serviteur. C’est quelque chose de complètement différent de ce à quoi on est habitué. Plus vous montez dans la hiérarchie, plus c’est difficile. Cela veut dire écouter plutôt que parler, ça veut dire arrêter de décider, solliciter des solutions de vos collaborateurs. Cela veut dire créer les conditions dans lesquels ceux-ci puissent aussi grandir. A celui qui dit : « mes salariés sont des imbéciles », je réponds : « qu’as-tu fait pour qu’ils apprennent ? ». J’appelle cela aussi des leaders-jardiniers, des leaders nourriciers, qui cultivent les conditions de cette organisation libérée.