Allemagne: et pourtant la transition énergétique avance…
Publié le 19 juin 2014 par Blanchemanche
18 JUIN 2014 | PAR THOMAS SCHNEECet article est en accès libre.
Berlin, correspondance. Les citoyens des petites bourgades de Wezlow et de Proschim, dans la région minière de la Lusace au sud de Berlin, n’avaient pas envisagé la transition énergétique sous cet angle. Beaucoup pensaient que le vent nouveau soufflerait ici aussi, et que leur belle région du Brandebourg, dont les sous-sols sont gorgés de ce charbon pauvre en carbone mais facile à extraire qu’est le lignite, romprait avec une longue histoire minière marquée par les pluies noires, les déplacements de population et les destructions de villages.Pourtant, au début du mois de juin 2014, le gouvernement régional du Land donnait son feu vert au géant de l’électricité Vattenfall pour l’extension de la mine à ciel ouvert de Weslow sud. Les excavatrices du premier employeur de la région, qui y exploite plusieurs mines et centrales à charbon, vont pouvoir croquer 200 millions de tonnes supplémentaires à partir de 2026. Huit cents citoyens de Wezlow et de Porschim devront quitter leur maison dans les sept années à venir.La mine de lignite à ciel ouvert de Garzweiler II. © (dr)Cette histoire se rejoue à l’identique à l’ouest de l’Allemagne, sur le site de Garzweiler II. Là aussi, les dirigeants de la région ont donné le feu vert à l’extension d’une gigantesque mine de lignite à ciel ouvert. Fin décembre 2013, le Tribunal fédéral constitutionnel a douché tous les espoirs des opposants. Les juges ont décidé que l’approvisionnement énergétique de l’Allemagne et le « bien de la communauté »primaient sur le « droit de vivre dans son pays d’origine », droit qu’un plaignant aurait aimé faire reconnaître.Ces deux futures mines à ciel ouvert viendront alimenter les centrales thermiques de Neurath et Jänschwalde, respectivement n°2 et n°4 du hit-parade des centrales les plus polluantes d’Europe. De telles nouvelles en provenance d’Allemagne apportent évidemment de l’eau au moulin des « écolos-sceptiques » et des partisans du maintien du nucléaire, en Allemagne comme en France. Associées aux dernières statistiques qui confirment une légère remontée de la production de charbon en Allemagne (+ 0,8 % en 2013 – le détail est à lire ici), ainsi que, depuis deux ans, des émissions de CO2 (+1,2 % en 2012, et +2 % en 2013 – le détail est à lire ici), ces informations peuvent laisser à penser que l’équation énergétique allemande ne pourra pas être résolue sans recourir à une bonne dose d’énergies fossiles, ou nucléaire.« Cela montre l’impasse à laquelle mène un changement brutal effectué pour des raisons idéologiques sans prise en compte de la réalité des choses », assurait ainsi un éditorialiste du quotidien Les Échos en mai dernier. Certains de ces collègues se font les hérauts du « renouveau du charbon » en Allemagne ou du scandale de la montée des prix de la facture d’électricité de nos voisins allemands. Pourtant, ces informations sont souvent sorties de leur contexte.On oublie par exemple de citer le fait que depuis 1990, les émissions de CO2 du plus gros pollueur d’Europe ont baissé de 23,8 % et que le niveau des émissions allemandes est clairement en dessous des objectifs du Protocole de Kyoto. On oublie de même que le prix de l’électricité vendue à la bourse en Allemagne n’a pas augmenté, contrairement à ce qui avait été prédit, mais qu’il a été divisé par trois depuis 2008, passant de 9,5 centimes d’euro du kilowattheure (kwh) acheté à terme, à 3,2 centimes aujourd’hui. Hans Joseph Fell, rédacteur de la loi de 2000 sur la subvention des énergies renouvelables. © (dr)« Le passage d’un système d’approvisionnement énergétique centralisé et basé sur le nucléaire et les énergies fossiles, à un système décentralisé et basé sur les énergies renouvelables, est une opération extraordinairement complexe et qui n’a jamais été réalisée. Le fait qu’il y ait des problèmes, des blocages et des retards n’est guère étonnant. Mais malgré les erreurs, les choses avancent. Au milieu des années 1990, les producteurs d’électricité bavarois expliquaient que la part des énergies renouvelables ne pourrait jamais dépasser les 4 % ! Début 2014, soit 20 ans après, 27 % de la production électrique allemande est issue du renouvelable ! » explique Hans Joseph Fell, rédacteur de la loi de 2000 sur la subvention des énergies renouvelables.À soixante kilomètres au sud de Wezlow, le parc solaire de Lieberose, l’un des trois plus grands au monde, en est la preuve. Une semaine après l’annonce de l’extension de la mine de Wezlow sud, le temps chaud et ensoleillé de la semaine de la Pentecôte y a fait exploser la production d’électricité, à Lieberose et dans tout le pays. Le lundi de la Pentecôte, entre 13 heures et 14 heures, celle-ci culminait à 23 gigawattheures, de quoi couvrir 41 % des besoins du pays au même moment !Les grands producteurs en difficulté
En 2013, la production d’électricité verte qui risquait, selon les prédictions de certains, de conduire l’Allemagne à importer du courant nucléaire français pour couvrir ses besoins et éviter des « black-out » en hiver, a permis à l’Allemagne d’exporter 33 millions de Kwh vers les pays voisins. « Pour quelqu’un qui n’est pas expert de l’énergie, il n’est pas facile de comprendre ce qui se passe chez nous. Pourquoi la production de charbon repart ou pourquoi la facture des consommateurs et la taxe sur les énergies renouvelables augmentent alors que les prix de l’électricité en bourse baissent », reconnaît Jost Meier, spécialiste de la question pour l’institut indépendant IWR (Forum économique international pour les énergies renouvelables). Dans le cas du charbon, la situation allemande est relativement simple. En faisant fermer 8 des 17 centrales nucléaires allemandes en 2011, et en annonçant l’arrêt total du parc nucléaire en 2022, l’Allemagne s’est mise en demeure de devoir compenser progressivement la perte de l’électricité d’origine nucléaire par un mix énergique basé sur le renouvelable. Cette opération suppose une phase de transition pendant laquelle les énergies fossiles classiques sont également utilisées, le gaz au premier rang.Exploitation de gaz de schiste aux Etats-Unis.© ReutersPlusieurs facteurs ont pourtant bousculé ce beau scénario. D’abord le renchérissement des prix du gaz par rapport à ceux du charbon. Cela s’explique notamment par la crise ukrainienne, mais aussi par le recours massif des États-Unis aux gaz de schistes. Les États-Unis vendent aujourd’hui leur charbon à bas prix. Par ailleurs, le choix d’Angela Merkel d’accélérer la transition énergétique et de réduire la durée de vie des centrales nucléaires représente une catastrophe financière pour les grandes entreprises allemandes de l’électricité, tout à la fois producteurs d’électricité à base de charbon et exploitants des centrales.Du jour au lendemain, celles-ci se vont vues privées d’années de « rente nucléaire ». Elles vont devoir supporter beaucoup plus tôt les coûts faramineux du démantèlement de leur parc nucléaire, tout en devant accélérer leur propre transition et leurs investissements dans le renouvelable. « Les centrales à lignite sont, après les centrales nucléaires, les principales sources de revenus des quatre grands producteurs d’énergie RWE, Eon, EnBW et Vattenfall. Il n’est pas question pour eux de fermer leurs vieilles centrales », rappelle Bärbel Höhn, députée écologiste et ancienne ministre de l’environnement du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie, la région du charbon par excellence. Conséquence : les centrales à gaz ne sont plus rentables pendant que les centrales au charbon tournent à plein.«L'énergie nucléaire nuit à l'Allemagne»: slogan projeté par Greenpeace sur la centrale nucléaire près de Landshut en Bavière. © ReutersÀ cela s’ajoute un problème déterminant : le système européen des certificats d’émissions de CO2, aussi surnommés « droits à polluer », fonctionne mal. Dans ce « marché carbone » créé en 2005, les gouvernements octroient un certain nombre de certificats aux entreprises et installations très polluantes (secteurs de l’énergie, du ciment, de la métallurgie, de l’aluminium, etc.). Ces certificats correspondent aux tonnes de CO2 émises par an. Ils libèrent les entreprises de toutes taxes sur les émissions, au moins à hauteur du nombre de certificats que l’on possède. Si ces entreprises polluent plus que prévu, elles doivent en principe acheter des certificats supplémentaires et sont ainsi pénalisées. En cas inverse, elles peuvent gagner de l’argent en vendant leurs certificats superflus.Or jusqu’à présent, les gouvernements européens ont distribué bien plus de certificats d’émission que nécessaire. Résultat, les experts du secteur estiment que pour avoir des effets réducteurs, le prix d’un certificat devrait se situer aux alentours de 30 euros pour une tonne émise. Or ce prix évolue sous les 10 euros depuis plusieurs années ! « Chaque année, des entreprises comme Arcelor-Mittal ou ThyssenKrupp se font même de petits bénéfices en vendant leurs certificats excédentaires », fait remarquer l’experte Claudia Kemfert de l'Institut de l'économie allemande à Berlin.Autre conséquence : le courant « marron » produit par les quatre grands de l’énergie en Allemagne n’est pas pénalisé. Cela explique pourquoi la part de l’électricité produite à partir de la houille et du lignite a légèrement augmenté ces deux dernières années, passant d’environ 43,5 % en 2011 à 45,5 % de la production d’électricité en 2013. Dans un pays comme l’Allemagne, qui a toujours fortement misé sur la seule source d’énergie fossile dont elle dispose en quantité (essentiellement le lignite), la tendance est préoccupante. Mais elle est encore loin de représenter un « boom du charbon » et encore moins un échec de la transition énergétique.« Il est clair que si nous voulons sérieusement travailler à la lutte contre le réchauffement climatique, nous devrons nous débrouiller pour faire baisser la production d’électricité à base de charbon », reconnaît Mme Höhn. La ministre de l’environnement Barbara Hendricks vient d’annoncer qu’elle s’engagerait à Bruxelles en faveur d’une réforme approfondie du système des certificats. « Il y a environ 2 milliards de certificats de trop sur le marché. Nous devons en retirer durablement 900 millions », estime-t-elle. Réformer le système d'aides
Le précédent gouvernement, le deuxième dirigé par Merkel (2009-2013), est souvent mis en cause pour les dérives actuelles de la transition énergétique. En juin 2009, Angela Merkel rêvait encore d’un monde chauffé au nucléaire : « Quand je vois combien de centrales nucléaires doivent être construites dans le monde, cela serait vraiment dommage que nous abandonnions ce secteur d’activité », affirmait-elle. Puis vint l’accident nucléaire de Fukushima en mars 2011. « Fukushima m’a fait changer d’avis. D’ailleurs, quand nous parlions de l’énergie nucléaire comme "technologie passerelle", cela voulait dire que nous désirions abandonner le nucléaire », expliquait finalement Mme Merkel, surtout animée par des préoccupations électorales.Angela Merkel et le social-démocrate Sigmar Gabriel aujourd'hui à la tête d'un vaste ministère chargé de la transition énergie © ReutersTrois mois plus tard, l’Allemagne changeait radicalement de cap avec la fermeture immédiate de huit vieux réacteurs et une loi décidant de l’abandon définitif du nucléaire pour 2022. Puis plus rien, ou pas grand-chose. La construction des réseaux électriques nécessaires à transporter le courant électrique du nord vers le sud, c’est-à-dire des régions venteuses bien équipées en éoliennes, vers les régions qui se chauffaient majoritairement au nucléaire, a pris beaucoup de retard. Les discussions et arbitrages financiers entre Länder, État fédéral et sociétés gestionnaires de réseaux ont progressé au rythme de l’escargot.Aujourd’hui, seulement 15 % des 3 800 km de lignes à haute tension décidés en 2009 ont été construits. Le président de l’Agence fédérale de régulation des réseaux, Jochen Homann, estime que le retard enregistré pourrait conduire à une augmentation de 20 % de la facture d’électricité des Allemands. Cause principale : des coûts supplémentaires occasionnés par les problèmes de gestion et de surcharge d’un réseau insuffisant et vieillissant.Le coût croissant de l’aide aux énergies renouvelables est également au centre des débats sur la faisabilité de la transition énergétique. En 2000, un Allemand payait le kwh environ 15 centimes. Quatorze ans après, il doit presque en débourser le double (27 centimes contre 13 centimes en France), et la tendance est à la hausse. En 2013, le montant total de la taxe pour le développement des énergies renouvelables s’est ainsi élevé à 23 milliards d’euros !Pour faire baisser ces prélèvements, une réforme devrait être votée début juillet. Le ministre de l’économie et de l’énergie Sigmar Gabriel (SPD) l’affirme : « Le système d’aides aux énergies renouvelables n’est pas un échec, il est au contraire victime de son succès. » Pour le chercheur Jost Meier, le ministre n’a pas tout à fait tort, même si l’affirmation semble contredire la réalité : « Quand un fermier qui a équipé les toits de ses granges avec des panneaux solaires vend son courant au gestionnaire de réseaux électriques, il touche une prime par kilowattheure vendu. Celle-ci est garantie sur 20 ans. Ce kwh est ensuite vendu par le gestionnaire de réseaux via la bourse de l’électricité. La taxe aux renouvelables que paye le consommateur n’est donc pas une variable fixe. C’est la différence entre le prix obtenu en bourse et la subvention payée au petit producteur », explique-t-il.Champ d'éoliennes en mer. © (dr)Ainsi, plus le prix de vente en bourse est bas, plus la différence avec le prix à verser au petit producteur est grande, et plus le consommateur paye une taxe élevée. Pour rester sur l’exemple du solaire, l’explosion des surfaces photovoltaïques en Allemagne a conduit à une augmentation de la production d’électricité du solaire de 3,1 gigawatts (milliards de kwh) en 2007 à 18,5 milliards en 2011. Le même phénomène se retrouve dans l’éolien avec d’énormes pics de production les jours de grand vent ou de grand soleil.« Le résultat, c’est qu’en plus du courant issu des centrales classiques qui tournent à fond, les énergies renouvelables inondent le marché avec du courant pas cher et font baisser les prix. En faisant baisser les prix, ils font monter la taxe sur les renouvelables payée par le particulier. De leur côté, les marchands d’électricité ne répercutent pas les bas prix sur la facture des particuliers. Enfin, de nombreuses branches industrielles sont exemptées de taxe », précise le chercheur.Pour le ministre Sigmar Gabriel, qui se voit en « grand timonier » de la transition énergétique, la réforme sur les aides aux énergies renouvelables doit régler ces problèmes et n’est que « la première pierre, de ce que nous allons faire pendant ce mandat ». Son programme est chargé. Il veut relancer la modernisation des réseaux électriques, impulser un nouveau souffle à la recherche sur le stockage en masse de l’électricité, réformer le marché des certificats d’émissions de CO2, développer les mesures d’économies d’énergie ou encore mieux ajuster le fonctionnement entre centrales classiques et renouvelables. « L’Allemagne restera une pionnière de la politique de l’énergie », a-t-il assuré. Malgré les difficultés, le pays est en train d'en faire la démonstration.