Si Jacques Prévert était encore parmi nous, il ne manquerait pas, le malicieux et l’irrévérencieux poète des anodines choses de la vie quotidienne, de ramasser à la pelle les feuilles de route qui encombrent les allées du pouvoir. Pas d’annonce de nouvelles mesures pour telle ou telle politique, pas de stratégie, pas de changement dans l’air qui ne soient accompagnés d’une feuille de route circonstanciée et dont la teneur est hautement claironnée. Pas de nouveau ministre, pas de chargé de mission, pas d’expert dûment missionné, pas de patron nouvellement nommé qui n’auraient reçu une feuille de route personnalisée. Recenser les feuilles de route nécessiterait une feuille de route méthodologique et politique. Aucun pouvoir ne peut se risquer à un tel exercice. Il tournerait vite à un inventaire à la Prévert.
Les innombrables « Grenelle » de la présidence Sarkozy étaient ponctués de feuilles de route forcément ambitieuses. Ce furent cinq années qui constituèrent l’âge d’or des feuilles de route. Notons que Sarkozy lui-même n’en finit pas de raturer sa propre feuille de route. Les feuilles de route peuvent générer d’autres feuilles. La feuille devient mille-feuille. Une anthologie de la feuille de route serait bienvenue. Au hasard, observons que le CORICAN (Conseil d’orientation de la recherche et de l’innovation pour la construction navale) issu du Grenelle de la mer (2011) avait adopté une feuille de route pour les dix ans à venir. Le même CORICAN élabore la feuille de route technologique du « navire du futur ». Suite aux débats de la Conférence environnementale (septembre 2013), le Conseil national de la transition écologique (CNTE) sera chargé de la mise en œuvre de cette feuille de route, qui « va guider le travail du gouvernement sur ces thèmes ».
Feuille de route emprunte aux registres de la vie militaire, de la diplomatie et, d’une manière actuelle, à celui du management des organisations hiérarchisées. C’est le terme qui permet à une armée de faire littéralement route vers un point en suivant un itinéraire préalablement établi. Une feuille de route détaille les étapes à suivre pour organiser une action.
L’annonce d’une feuille de route préfigure l’action et les décisions. Destinée à saisir les esprits, la feuille de route s’autonomise. Les feuilles de route sont commentées par les services de communication et par les médias. Devenues elles-mêmes un média, leur forme et leur pilotage prennent le pas sur le fond. Parfois, néanmoins, certaines le touchent. Commentées à l’envi par effet de saturation médiatique, elles sont accompagnées de la déclinaison des qualités du destinataire. Chaque feuille de route protège son porteur. « Que dit ta feuille de route ? ». « Il a reçu sa feuille de route ». « C’est sur sa feuille de route », dit-on. La feuille de route dispense d’ouvrir le parapluie.
Dans la conduite des affaires publiques comme dans le management des organisations, la formule Feuille de route fait passer au second plan la Lettre de mission trop marquée fin de siècle. Cette dernière laisse au destinataire la possibilité d’ajuster son action au gré des circonstances. Les chefs de projet reçoivent une lettre de mission qui officialise leur statut de maître d’œuvre. Elle définit des principes quant à la conduite de l’action et s’inscrit dans un contexte. L’objectif est le résultat.
La feuille de route sert à appliquer, à mettre en œuvre une politique. Les métaphores guerrières escortent les feuilles de route. S’il y a une « bataille de l’emploi », naturellement à l’ordre du jour de la feuille de route du ministre, c’est bien que le vocabulaire d’inspiration militaire triomphe puisque « la guerre économique fait rage ». Une feuille de route devrait permettre de vaincre la fatalité. Elle sert à dire qu’il ne manque pas un bouton de guêtre à l’appareil institutionnel qui la commet et la diffuse. L’usage de feuille de route témoigne de la militarisation lexicale de nombreuses activités. Elle invite le destinataire à suivre une trajectoire sans alternative. Il en résulte une vision balistique de l’action.
Une feuille de route présente des points à atteindre. Chacun est une cible. Elle indique le chemin pour aller au but sans s’occuper des questions collatérales. Faut-il alors s’étonner que l’abus de feuilles de route dans la conduite des affaires publiques nuise à l’initiative et à la créativité ? Faut-il passer sous silence que cette profusion ouvre à des formes variées de caporalisme ? Il faut être dur de la feuille pour ne pas l’avoir remarqué.