Le numéro de printemps 2014 de la revue Le Philosophoire est consacré à la rencontre entre la philosophie occidentale et la philosophie orientale.
On y trouve plusieurs articles intéressants, notamment l'un sur le lien entre Plotin et l'Inde et l'autre sur le rapport entre le stoïcisme et le bouddhisme.
Voici un extrait de l'article de Joachim Lacrosse sur Plotin où l'auteur montre les différences et les ressemblances entre Plotin et le vedanta indien.
"Il y a, bien sûr, quelques différences majeures (entre Plotin et le vedanta), qui doivent être rappelées les premières :
- Le psychosomatisme indien évite la dualité du corps et de l'esprit, et, en retour, on ne trouve rien qui ressemble à la pratique d'un yoga méthodique dans les exercices intellectuels des néoplatoniciens.
- Il n'y a rien, dans la pensée indienne, qui ressemble au « monde des idées » platonicien ou à l'Intellect (Nous) néoplatonicien comme hypostase intermédiaire entre l'Un et l'Âme.
- En ce qui concerne l'expérience mystique de la délivrance par l'union de l'âme avec l'Un, et l'auto-renoncement qu'elle implique, on peut dire que, comparé aux systèmes philosophiques de l'Inde, il y a comme une réserve, une sorte de pudeur, chez les premiers néoplatoniciens. La méthode indienne implique un auto-renoncement total et définitif, une fusion complète avec l'Un. Dans la pensée néoplatonicienne, le mystique qui atteint son but peut devenir un dieu, mais pas Dieu. Ceci correspond à la distinction faite par John Rist entre le mysticisme « théiste » d'un Plotin et le mysticisme « moniste » des Indiens.
Ayant en vue ces différences irréductibles, rappelons brièvement deux correspondances principales qui peuvent être établies entre les premiers néoplatoniciens et la pensée classique indienne :
1) L idée que la connaissance de soi par l'ame individuelle et transmigrante conduit ultimementà la reconnaissance de son identité avec l'Etre et l’Un universels.
Cette idée est exprimée dans les traditions hindoues comme l'identité du soi individuel (jîva) et du Soi universel (âtman), principe de la t vie humaine et de la conscience individuelle, à son tour identique au i brahman, principe de toutes choses. Il y a une proximité avec la doctrine néoplatonicienne selon laquelle il faut faire remonter le dieu qui est en nous vers le Dieu qui est dans le tout (Porphyre nous dit, dans la Vie de Plotin, 2, que c'étaient là les derniers mots de Plotin et ses instructions pour ses successeurs).
Il en résulte que les différents niveaux de réalité doivent être compris comme les étapes différentes d'une expérience spirituelle intérieure. Au cours de cette expérience, on suit un chemin qui part de la croyance en l'existence d'un monde empirique et d'un "soi" individuel - un état d'ignorance métaphysique appelé avidya38, qui consiste dans la sur-détermination (adhyâsa) de la Réalité par les « noms-et-formes » (nâmarûpd) - et mène à la reconnaissance de l'Unité divine comme essence véritable d'un monde empirique illusoire et du soi individuel.
2) La description du premier Principe comme la source non diminuée et inaltérable de tous les êtres.
Dans la célèbre Bhagavad-Gîtâ, Krishna, qui personnifie l'Absolu ou brahman, déclare : « Toutes choses résident en moi, mais je ne suis pas en elles ». L'idée est très proche de la proposition plotinienne selon laquelle « parce qu'il n'y a rien dans l'Un, toutes choses viennent de lui ». On peut rattacher ce thème à celui, upanishadique et néoplatonicien, de la surabondance et de la sureffluence de l'Un, qui demeure en lui-même, non-affecté par ses effets, et différent de l'énergie ou de l'acte (çakti ou energeia) qui procède de lui.
Il en résulte que le discours sur l'Un est incapable de l'exprimer directement et doit recourir à des prédicats négatifs (l'Un n'est « ni ceci, ni cela »), à des analogies spatiales contradictoires (il est « à l'intérieur et à l'extérieur », « ici et là », « partout et nulle part », « proche et lointain », ) Chaque fois que nous parlons de l'Un, il s'agit d'un "comme si" d'une façon métaphorique de s'exprimer (annoncée par le terme iva en sanskrit, et hoion en grec), qui mène finalement à un silence méditatif conçu comme la matrice de tout langage." Joachim Lacrosse
Né en 1971, Licencié et Docteur en Philosophie de l'ULB (L. Couloubaritsis), Joachim Lacrosse a d'abord travaillé sur la pensée de Plotin, au sujet de laquelle il a publié de nombreux articles ainsi que deux livres, L'amour chez Plotin. Erôs hénologique, erôs noétique, éros psychique (Ousia, Bruxelles, 1994) et La philosophie de Plotin. Intellect et discursivité (PUF, Paris, 2003). Il a été tour à tour Aspirant et Chargé de recherches au FNRS, post-doctorant à l'EPHE (Paris, L. Bansat-Boudon) et à l'Université de Cambridge (UK, D. Sedley et G. Lloyd), et a collaboré notamment avec l'UPR 76 CNRS en participant à la traduction de l'Ad Gaurum de Porphyre (Paris, L. Brisson). Depuis une dizaine d'années, il s'intéresse aux philosophies de l'Inde et à la philosophie comparée. Il a dirigé un ouvrage collectif intitulé Philosophie comparée. Grèce, Inde, Chine (Vrin, 2005) et publié plusieurs articles sur le comparatisme. Il est aujourd'hui chargé de cours à l'Université Saint-Louis - Bruxelles, ainsi qu'en Haute Ecole, à l'ISTI et à l'ERG. Il a été professeur de morale dans plusieurs Athénées et milite activement pour la création d'un cours commun de "philosophie et religions" dans l'enseignement secondaire. En plus de ses activités de recherche et d'enseignement, Joachim Lacrosse est également musicien (sitar) et participe à ce titre à différents projets. Au sitar, il a développé un style original et un répertoire qui tendent à construire des ponts entre l'Europe et l'Inde. Cette démarche artistique complète en quelque sorte les recherches en philosophie comparée sur la Grèce et l'Inde qu'il a poursuivies à Bruxelles, Paris et Cambridge. Il s'est rendu en Inde à de nombreuses reprises (Varanasi, Bombay, Calcutta, Bangalore...) pour y mener ses recherches, donner des conférences et suivre des cours de musique.