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"Journal d'un Blanc" d'Arnaud Robert

Publié le 18 juin 2014 par Francisrichard @francisrichard

Le titre du livre peut surprendre, Journal d'un Blanc. C'est sous ce titre qu'Arnaud Robert a tenu une chronique dans Le Nouvelliste, le plus ancien quotidien d'Haïti:

Quand j'ai choisi le titre Journal d'un Blanc, je voulais relever avec ironie le paradoxe d'un étranger qui se mêle, au fond, de ce qui ne le regarde pas. D'inombrables fois, en Haïti, on m'a renvoyé à ma condition de Blanc, cette frontière hermétique qui interdit, à la fin, de saisir ce dont il retourne. Je ne m'étais jamais senti blanc avant d'aller en Afrique, avant d'aller en Haïti. Je n'avais pas compris qu'il n'était pas question véritablement de couleur de peau quand on m'appelait blan. Se manifestait dans la formule, des siècles de rapport de force, une assignation à la puissance économique, le dégoût d'une hiérarchisation dont rien, encore, n'est venu à bout.

Le livre reproduit donc une cinquantaine de ces chroniques, auxquelles a été ajouté un texte où l'auteur parle des dix années pendant lesquelles il a fait des rencontres dans ce pays qu'il aime et dont il aime la singularité. Ce qui n'est pas pour me déplaire.

Dans son avant-propos, il donne le ton. Il parle d'une jeune femme rousse qui se trouve dans l'avion à destination de Port-au-Prince et qu'il imagine se réjouir à l'avance des bonnes paroles qu'elle prononcera pour sauver des tombereaux d'âmes:

Mais en arrivant, elle a filé directement dans les bras d'un Haïtien aux tresses rasta. On ne souhaite que cela, au fond. Le jour où les Blancs ne viendront plus seulement sur cette île pour la sauver. Mais pour l'aimer.

Ces chroniques font apparaître Haïti sous un jour différent des clichés habituels, peut-être parce qu'Arnaud Robert est suisse et qu'il porte un regard nécessairement complice sur ce pays dans lequel se mire le sien:

Pour moi la Suisse et Haïti sont des terres qui se reflètent, deux poids qui équilibrent ma balance intérieure. Je n'ai jamais ressenti la Suisse comme le pays le plus riche du monde, comme je ne considère pas Haïti comme le plus pauvre du monde. Ce sont deux pays infinitésimaux, dont les ambitions sont démesurées, excessives, deux pays qui pensent leur naissance comme une bénédiction, deux îles au fond qui ont dû sans cesse se rebeller contre leurs propres rivages et qui utilisent leur culture comme un outil d'expansion du territoire.

Dans ces chroniques Arnaud Robert parle donc des êtres et des choses en Haïti avec amour. Il le fait à la faveur de détails vrais, et singuliers, qui sont bien plus révélateurs que n'importe quelle démonstration argumentée. Les Haïtiens portent, par exemple, beaucoup de soins à l'état de leurs chaussures:

On dit souvent que Haïti est un chaos. Mais, la manière dont les Haïtiens traitent leurs chaussures, la façon qu'ils ont de se lire les uns les autres par les pieds, prouvent qu'il existe ici un ordre impérieux. Une injonction à marcher droit.

Ce n'est pas un hasard, s'il emploie la même expression, ordre impérieux, à propos d'une tradition haïtienne, qui [pour les décideurs de la société haïtienne] porte les stigmates d'une africanité honnie:

Il y a dans le vodou un ordre impérieux, une cohérence supérieure qu'on appelle le sacré...

Pourquoi Arnaud Robert aime-t-il Haïti? Il le dit au détour d'une chronique sur les efforts prodigués, pour le promouvoir, par la ministre du tourisme haïtien, femme de trente ans, belle comme une fleur d'hibiscus, en essayant de vendre un pays dont elle rêve mais qui n'existe pas:

Ce que j'aime en Haïti, ce n'est probablement pas ce que le touriste de masse aime. J'aime mesurer mon petit créole minable face à une marchande, j'aime une cérémonie sous la lune, j'aime des artistes qui ne travaillent pas en série, j'aime des écrivains qui ont mauvais caractère et des plages si mal aménagées qu'on a l'impression qu'on les foule pour la première fois.

Un exemple de détail. De même que la Suisse a ses marques bien de chez elle telles que le Cenovis, le Rivella ou l'Aromat, Haïti a les siennes, les cigarettes Comme Il Faut et la bière Prestige:

C'est un détail. Mais un pays dont la seule image exportée est celle de la misère crasse et de l'instabilité maladive, accorde à ses marques une propriété presque magique. Elles sont, plus que les canons sur le drapeau, le signe irréfutable qu'Haïti ne vit pas seulement dans l'imaginaire de ceux qui l'ont quittée et de ceux qui veulent la fuir. Haïti est aussi contenue, entre mille autres lieux, dans de petites bouteilles et du papier à rouler.

Il donne un autre exemple de ce qu'est Haïti avec l'histoire d'un jeune homme qui, après s'être acquitté de toutes ses dettes, se retrouve sans un sou en poche:

Pour passer le mois, il devra s'endetter encore auprès de banquiers informels qui, eux-mêmes, sont harcelés par des créanciers plus fortunés. Et, dans cette chaîne sans fin des nécessités palliées et des usures de proximité, quelque chose se joue de l'identité haïtienne. L'essentiel de ce peuple vit à crédit. Chacun doit à son voisin de pouvoir continuer. On pourrait voir cette forme de solidarité comme l'ultime définition de la rapacité libérale. Taxer le plus possible celui qui en a besoin, exiger d'un plus pauvre que soi qu'il paie indéfiniment les intérêts d'une dette dont il a depuis longtemps oublié l'origine. Mais ce pays, dont on dit souvent qu'il respire encore grâce à l'aide internationale, évite quotidiennement la révolution grâce à ses usuriers improvisés.

Faut-il s'en réjouir?

On regrettera, également, au passage, l'emploi conformiste de cet oxymore, rapacité libérale, que l'on retrouve formulé semblablement quand l'auteur énumère de quoi étouffe Haïti:

Haïti étouffe du néolibéralisme rapace, mais aussi de l'assistanat par les ONG, de ses élections clientélistes et de ses putschs permanents.

Cette conception caricaturale du libéralisme est en effet fausse monnaie courante. Il ne vaut cependant pas la peine de s'attarder sur de telles contre-vérités. Il vaut mieux retenir que le livre d'Arnaud Robert est une peinture amoureuse d'un pays lui-même victime de bien des caricatures et qui apparaît sous sa plume dans une tout autre lumière. 

Francis Richard

Journal d'un Blanc, Arnaud Robert, 220 pages, L'Aire


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