Saluts du 14 Juin, à droite Gerhild Romberger, à gauche au fond Gustavo Dudamel
BERLINER PHILHARMONIKER
Gustavo DUDAMEL (remplaçant Mariss Jansons), direction
Gerhild ROMBERGER Mezzo-Soprano
Ladies of the Rundfunkchor Berlin
Tobias Löbner, Chorus Master
Boys of the Staats- und Domchor Berlin
Kai-Uwe Jirka, Chorus Master
Harrison Birtwistle
Dinah and Nick's Love Song
Gustav Mahler
Symphony No. 3 in D minor
Je voulais faire le voyage de Berlin pour la Troisième de Mahler dirigée par Mariss Jansons. Il a annulé ses trois concerts, et c’est Gustavo Dudamel qui l’a remplacé. Le dernier concert auquel j’ai assisté, à Lucerne (voir compte rendu précédent), m’a convaincu qu’il fallait venir écouter ce chef, avec le Philharmonique de Berlin. Cela m’intéressait d’autant plus que je ne l’avais jamais entendu avec Berlin. Et comme d’aucuns en font l’un des possibles successeurs (possible, mais j’ai mes doutes), ce pouvait être une expérience intéressante.
Le programme proposait deux pièces, l’une très courte de Harrison Birtwistle, Dinah and Nick’s love song (1970, première en 1972), pour la première fois au répertoire de Berlin, et la symphonie de Mahler.
Dinah and Nick’s love song est une pièce de cinq minutes environ, pour harpe et trois cors anglais. La harpe (Marie-Pierre Langlamet, magnifique) est disposée au centre du plateau, derrière elle un premier instrumentiste (Albrecht Mayer, le hautboïste de l’orchestre, un grand soliste international, Dominik Wollenweber (cor anglais, ex Gustav Mahlerjugendorchester, qui nous a souvent fait chavirer – je me souviens des Rückert Lieder avec Waltraud Meier et Claudio Abbado où il tirait les larmes) et l’un des autres hautboïstes de l’orchestre, Christoph Hartmann. Wollenweber et Hartmann sont au loin au milieu de la salle. Les trois jouent la même mélodie, qui répond en écho à la harpe au départ discrète, mais bientôt très présente, et prenante qui l’instrument délicat et léger qui se mélange aux sons à la fois très mélancoliques et un peu rèches des bois. Il en résulte un moment suspendu de tension tout particulier, dont la brièveté crée en même temps une frustration. Ce petit ensemble, qui va laisser la place à l’immense complexe de Mahler , avec ses chœurs et sa soliste, produit un effet de contraste, mais en même temps une musique très présente, très prenante même . J’ai été très marqué par ce moment, exécuté par chacun des musiciens à la perfection, la harpe dans la légèreté initiale, à peine perceptible, et les bois extraordinaires (avec un petit plus pour Albrecht Mayer, proprement phénoménal). Un chant Orphique, au sens antique du terme, qui serait bien près de nous enchanter : une sorte de musique des origines, qui a quelque chose d’envoûtant.
De gauche à droite Christoph Hartmann, Albrecht Mayer, Marie-Pierre Langlamet, Dominik Wollenweber
Bien sûr, tout le monde attend Mahler. L’orchestre est là, au grand complet, avec ses solistes vedettes, Albrecht Mayer, Emmanuel Pahud le flûtiste, Stefan Dohr au cor, Ludwig Quandt, le violoncelliste (qui fut l’un des porteurs du cercueil d’Abbado), le premier violon Daishin Kashimoto (même si je lui préférais Guy Braunstein). C’est l’un de grands concerts de l’année.
Ludwig Quandt
Ce qui frappe chez Dudamel, et c’est immédiat, c’est sa prise sur l’orchestre, et sa familiarité avec l’œuvre qu’il dirige sans partition. J’ai souvent écrit que Dudamel a une prise sur le public, évidente, par sa gentillesse et sa chaleur ; on remarque là sa parfaite maîtrise de l’orchestre de Berlin, qui le suit beaucoup d’attention et grand soin. Il est vrai que la très haute technicité de Dudamel, un chef au geste précis, qui a soin de la construction sonore sans jamais vraiment la mettre en scène, sans jamais faire de spectacle est un bonheur pour n'importe quelle phalange. Il a même été d’une grande économie gestuelle, comme si il n’en avait pas besoin pour être compris et suivi de l’orchestre. Il y a de bons chefs qui dirigent Berlin sans vraiment dialoguer (Ingo Metzmacher par exemple) avec un résultat discutable ou décevant. On a ici une véritable entente, qui se sent, qui se traduit notamment par un premier mouvement fulgurant (malgré une toute petite errance), tendu, somptueux, et en même temps d’un très grand classicisme. Il ne faut pas attendre de Dudamel des prises de risque énormes, c’est un vrai classique, c’est un vrai lecteur/traducteur de partition, je ne le sens pas comme un chef qui va inventer, y compris des voies inhabituelles, voire choquantes, ou totalement convaincantes d'ailleurs à la Harding, ou à la Gatti, ce n’est pas non plus un chef lyrique à la Nelsons ou trop sensible (sa Bohème jadis à Berlin manquait singulièrement de pathos), il va chercher la partition et la présente dans tous ses secrets, dans tous ses méandres, d’une manière à la fois objective et respectueuse, presque distancié, mais avec un sens du rythme, avec un sens des gradations sonores, avec un souci de la révélation du son qui sont proprement quelquefois bluffants .
Il est accompagné par le chœur de femmes de la radio de Berlin (direction Tobias Löbner) et les enfants du Chœur d’Etat et de la Cathédrale de Berlin (direction Kai-Uwe Jirka), vraiment magnifiques de fraicheur, mais c’est le mezzo-soprano Reinhild Romberger, déjà remarquée l’an dernier à Lucerne, qui stupéfie. J’ai rarement entendu O Mensch aussi senti, aussi profond, aussi sensible: avec une voix sonore, ronde, magnifiquement projetée, un grave d’une rare pureté, un aigu sûr, un phrasé exemplaire, une diction de rêve (on comprenait chaque mot), elle transcende ce moment : en un seul mot, une merveille. Elle laisse loin derrière nombre de solistes pourtant renommés. Ne la manquez pas si vous la voyez sur une affiche, elle est simplement prodigieuse.
Un certain nombre de mes amis (nous étions nombreux à Berlin ce jour là) mahlériens ont été un peu déçus par le manque d’émotion, la distance avec laquelle Dudamel a abordé l’œuvre. Il y a une sorte d’objectivité, de Sachlichkeit dans cette lecture qui m’a frappé aussi, mais la perfection de l’exécution, son côté direct, l’absence de volonté de faire des effets calculés, voire millimétrés (au pays de Rattle, c’est notable), comme si Dudamel voulait se cacher derrière cette musique en ne cherchant rien d’autre que de la reproduire avec la plus grande honnêteté possible mais aussi avec tous les détails et dans tous ses recoins. On ne cessera pas de louer l’orchestre, le violon de Kashimoto, certes, mais les contrebasses en pizzicati, mais les violoncelles (dernier mouvement) surtout la flûte chavirante de Pahud, le cor jamais en défaut, phénoménal dans le dernier mouvement et d’une puissance d’émotion indicible de Stephan Dohr, le hautbois de Mayer (que j’ai adoré dans le quatrième et le dernier mouvement, notamment dans son dialogue avec la flûte et même malgré une petite scorie) et cette fois-ci les trombones stupéfiants et notamment le trombone soliste Christhard Gösslin, époustouflant.
Cette perfection transcende les émotions, elle les stimule. Depuis le 6 avril dernier (le concert hommage à Abbado du LFO à Lucerne) le dernier mouvement de la troisième me fait venir les larmes dès les premières mesures : allez savoir pourquoi. Mais l’émotion est restée présente, une émotion certes moins bouleversante qu’avec qui vous savez, mais réelle, mais profonde, qui produit au final une grande joie, et le sourire d’avoir vraiment ressenti ce Mahler qui nous amène vers la transcendance, un Mahler moins grinçant et plus optimiste. Un Mahler ascensionnel.
Avec un orchestre dans une forme pareille, avec un chef vraiment remarquable, d’un très grand niveau et avec Mahler, ce fut un très beau moment, paraît-il le meilleur des trois concerts. Vous pourrez allez l’écouter sur le Digital Concert Hall (http://www.digitalconcerthall.com) lorsque le concert (du 13 juin) sera en ligne.
Et en tous cas, il se vérifie encore une fois si c’est possible que les Berliner savent être totalement bluffants lorsqu’ils ne veulent, et qu’encore une fois la magie de la salle agit, avec ce son si proche, si net, si clair. Enthousiasme du public, qui fut un peu étonnant en ce lieu, applaudissant à la fin du premier mouvement et après le second, longs applaudissements, et salut de Dudamel seul, lorsque l’orchestre est sorti. Comme avec Abbado.
Gustavo Dudamel salue seul