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Enki Bilal, l'invité de Relatio

Par Danielriot - Www.relatio-Europe.com

"Je me suis pris l’Histoire en pleine gueule"  

  *L’auteur du « Sommeil du Monstre » traduit à sa façon la crise des repères (dans le temps et l’espace) qui marque tant notre époque : de gigantesques troubles de la mémoire (individuelle et collective) qui donnent le vertige.

* L’Europe face au défi de l’Obscurantisme : En 2027, la Coupe d’Europe de football n’opposera-t-elle que des équipes « religieuses » ?

*Une culture de l’Accident : « Toute nouvelle invention invente l’accident qu’elle va générer »
*L’Avenir en face : « Nous le construisons au Présent »

Pourquoi Enki BILAL « Invité » de RELATIO ? Une double évidence…Pour son talent, bien sûr. Et pour son histoire dans cette « Europe à la fois déchirée et recousue » qu’il incarne, symbolise, illustre. 

 « Je me suis pris l’Histoire en pleine gueule, comme çà, sans le vouloir !…D’abord je suis né à Belgrade, dans une ville meurtrie qui ne s'était pas relevée de la deuxième guerre mondiale, qui ne se relèvera pas jusqu'à ce que la prochaine guerre lui tombe dessus. Les bombes de l'Otan avec tout ce qui a précédé !... Donc dans une ville qui semble destinée à ne jamais se remettre, à se réparer, qui vit dans un délabrement sans confort qui dans les têtes devient un confort du délabrement. Ne s’habitue-t-on pas à tout, ou presque ? Ensuite, j’ai vécu dans mes os les séismes balkaniques.

-Pages d’Histoire de la folie meurtrière des Hommes. Ce « merdier » disait déjà Bismarck à propos des Balkans. Le XX ième siècle est né en 1914 sur le petit pont de pierre de Sarajevo (l’assassinat d’un archiduc d’Autriche provoque le cataclysme de la première guerre mondiale) et s’est terminé par ce que l’on sait…dans la même ville devenue capitale (provisoire) de la vilénie humaine

- Oui. Je sais. Et j’ai vécu, en partie. Il y a de quoi se forger une culture de l’Accident, du Tragique, de l’Absurde… Et quand on devient qui je suis, un "raconteur d'histoires", c'est une donnée de base, un vrai paramètre.

- Raconteur d’histoires, dites-vous ?

- C’est une expression que j'aime assez bien, raconteur d'histoires… Que serais-je d’autre ?  

- « Rendez-vous à Paris ». C’est le troisième tome d’une trilogie qui …en comptera (au moins) quatre ! Quelle force dans le trait ! Quelle magie dans les couleurs ! Et quelles subtilités dans les textes ! Quel arrière-plan tragique aussi. Vous êtes un raconteur d’histoires qui font peur, et pas seulement aux enfants…

- Je pars de ce que j’ai vécu, d’une mémoire à vif, et sans tomber dans les pièges du futurisme, de l’art de la prédiction, de la science-fiction… J’imagine, oui…Je vois…J’écris…Je dessine…Je peints... J’assemble… Et je monte mes cases…Puis mes pages… En m’aidant de l’ordinateur, outil technique pratique.

- Tout part du texte. Du scénario et des dialogues. De la plume. Gutenberg avant Mac Lu’an ! C’est pour cela que le mot « livre » convient mieux à vos ouvrages que le raccourci  « BD » ou l’étiquette « Bande dessinée », même si vous n’avez en rien à renier ce que vous avez fait  à « Pilote » et ailleurs…

- Je n’aime pas l’expression « BD ». Je ne renie pas la Bande Dessinée, et je prends votre remarque pour un compliment. Le texte avant le geste, oui. Mais les deux comptent. Et se complètent.

-Avec un regard très cinématographique, dans chaque case, dans chaque page et dans tout le livre.

- C’est mon style. Il existe une transversalité dans les arts différents, un métissage dans les diverses disciplines. J’ai la chance de faire ce que j’aime faire et d’être suivi par un public. Le bonheur pour un créateur !

-Un bonheur sur fond de malheur. Des malheurs d’hier et de demain… Nous sommes en 2027 et la Coupe d’ Europe de football n’oppose que des équipes religieuses…Pire : un homme doté d’une grande fortune tente de créer une équipe de athées ou d’agnostiques, mais il n’y parvient pas : il ne trouve pas de joueurs non-religieux. Malraux avait prédit que le XXI i ème serait mystique, mais pas à ce point…

-J’ai vu ce que le fanatisme religieux peut faire et j’ai vu comment il pouvait se manifester aussi (et d’abord) dans les stades… Je pense que nous n’avons pas assez insisté sur le coté « guerre de religions » des explosions balkaniques. On a mis en relief les nationalismes, les réactions ethniques, la mystique patrimoniale, les chocs des mémoires et les heurts des rancunes pré et post-Tito. Mais les vraies racines des haines meurtrières étaient de nature religieuseD’ailleurs, preuve est faite depuis que des Moudjahidin sont intervenus, que l’Internationale fondamentaliste a fait ses dents en Yougoslavie, que des interventions extérieures, planifiées, ont jeté de l’huile sur le feu.

- Vous avez connu Sarajevo heureuse…J’en garde personnellement des souvenirs d’amitiés, de convivialité, de richesses spirituelles. C’était Avant, bien sûr. Comme j’ai connu Beyrouth heureuse… Avant l’enfer !

- Oui. J’ai connu Sarajevo heureuse et insouciante. Qui pouvait imaginer ? Les calendriers différents des diverses religions nous offraient même des possibilités de festoyer davantage, de nous rencontrer entre amis plus souvent. Plusieurs Noëls, plusieurs Pâques… Et tout à coup : le pire au lieu du meilleur, avec des affrontements irrationnels, obscurantistes, passionnels. Meurtriers et suicidaires. Comment Dieu peut-il rendre fou les Hommes ? Mauvaise question : comment des croyances en Dieu peuvent-elles rendre fous des Hommes, qui en fait, insultent Dieu ? 

 - Votre premier adversaire, c'est l'obscurantisme, cet « irrationnel qui ronge, comme le vin enivre », tout ce qu’incarne votre « Obscurantis Order », cette secte terroriste riche et puissante, dont le but est la destruction de «tout ce qui touche à la pensée et à la science, à la culture et à la mémoire», bref à l’esprit et à l’intelligence…

 -L’obscurantisme a toujours existé, mais aujourd'hui, il prospère sur le terreau du fondamentalisme religieux, que ce soit celui des taliban afghans, des Croisés terroristes de l’Islam fondamentalisme ou des extrémistes juifs ou des membres d’autres sectes chrétiennes ou prétendues telles, des nihilistes de toute obédience. Et il bénéficie de l'aide des mafias en tous genres et des réseaux de l’argent sale, des économies criminelles. C'est désormais la plus grande menace qui pèse sur nos sociétés déboussolées…

Pendant cinquante ans, on a vécu entre deux blocs, et finalement ce bipolarisme était plus confortable : il y avait deux camps, et on était d'un côté ou de l'autre. Aujourd'hui, on ne sait plus… Des intégrismes, des populismes, des néo ou archéo-fascismes, des néo ou archéo-révolutionnarismes, des nihilismes, des affairismes sans morale. Avec, chez tous et partout, l’esclavage technologique, la toute puissance du trio infernal : Fric-science-pouvoir de nuire…

Les élans d’optimisme enthousiaste nés après la chute du Mur de Berlin semblent, avec le recul, bien naïfs, presque grotesques. Comment a-t-on pu parler de la « Fin de l’Histoire » après l’implosion de l’Empire soviétique ? L’Histoire galope, plus que jamais. Avec des donnes nouvelles.

Qui pouvait imaginer, voilà quelques années, que le pays le plus ultra-capitaliste serait la Chine communiste, par exemple ? Qui peut prévoir sérieusement l’avenir de l’Iran ? Qui peut imaginer comment vont finir ces « mini-Goulags » qui se multiplient en Afrique notamment à cause du développement des inégalités provoqués par ce hyper-capitalisme qui ne met plus ‘Homme au cœur des actions humaines ?

Qui peut prévoir comment les futures découvertes scientifiques et technologiques vont modifier la nature humaine et la Planète Terre ?

On oublie trop qu’avec « toute invention, on invente aussi l’Accident qui risque d’arriver par elle »… Et les mélanges, les interactions, les confusions entre le réel et le virtuel, l’imaginé ou le rêvé et le concret, n’ont rien à voir avec la science-fiction. Nous les vivons au présent. Avec une réalité qui dépasse la fiction…ou va la dépasser

-Vous étendez « l’anarchie microclimatique balkanique » à la planète entière….Visions d’Apocalypse ! Le « Monstre », (qui est en chacun de nous comme disait Brecht) c’est le règne de l’inhumanité, de la déshumanisation, de la dépersonnalisation, y compris dans et par les corps : « Que faire avec les monstres qui squattent sur et battent sous votre peau ? » ….

- Je préviens d’entrée : « L’art brutal change de mains »…

- Mais c’est « l’art brutal » qui garde la main… « Nous sommes les originaux de nos leurres »,   Comme dans les   volumes précédents du « Sommeil du Monstre », c’est l’Apocalypse qui, plus qu’annoncée, est vécue, subie, provoquée... La planète est régie par la loi des pires mafias ; des catastrophes nucléaires ravagent une grande partie de l'ex-Union soviétique et du Pakistan ; une secte mondiale fondée sur les réseaux les plus intégristes des trois monothéismes mène son infernale entreprise d'«éradication» : attentats-suicides, grands autodafés, meurtres à grande échelle… en attendant la grande opération «Table rase». Dépassé, le 21 septembre !… Les visages et les corps sont « scarifiés », « aliénismes», explosés. Les villes, noires, déglinguées et déshumanisées, sont balayées de vents glacials, envahies par des bêtes monstrueuses. Des Placodermes. Des poissons venus du « gouffre des temps ». Des mouches… numériques. Pourquoi cette fascination pour les mouches ? Clin d’œil à Sartre ?

- Non. Parce que les mouches ont existé avant nous et survivront à notre espèce humaine. Parce qu’elles sont les premières à se précipiter quand un corps devient cadavre…

- Autre fascination : les odeurs. « Vos membranes olfactives sont en érection », comme celle d’un de vos héros…

- Nous avons cinq sens. Tous comptent pour un raconteur d’histoire. Et la mémoire olfactive a une grande importance.

-Ah ! La Mémoire. Encore et toujours. Tout, ou presque, repose sur elle dans votre œuvre

- Personnellement, j’ai une mémoire très sélective. Elle n’est pas que noire, heureusement…J’ai plein de bons souvenirs, y compris de mon enfance. Mais la Mémoire (individuelle et collective) pose problème. L’Europe y est particulièrement confrontée, en raison de la richesse de son Histoire. A quoi sert-elle cette Mémoire ?

Nous sommes dans une ère où nous passons la moitié de notre temps à commémorer. Mais l’Histoire bégaie. Pire : quand un bégaiement s’arrête, la parole reprend ses droits. Là, c’est le silence. Ou le tumulte.

Aucune leçon n’est tirée de l’Histoire, des pires de nos histoires… « Plus jamais, çà »…Et tout recommence. Auschwitz, le Goulag, les camps de Mao, ceux de Pol Pot, les génocides, le Rwanda, le Darfour…L’horreur au JT du 20 heures. Banalisée, la violence … Par défauts de Mémoire ou, pire, par détournements de Mémoire et falsifications de l’Histoire…

-Vous pensez au culte de la bataille du « Champ des Merles », en 1389 des nationalistes serbes ?

-Entre autres, oui. Comment peut-on ainsi s’appuyer sur des événements d’autres temps pour assassiner le présent et hypothéquer l’avenir, pour nourrir des passions haineuses ? Les racines font l’arbre : elles ne doivent pas couper les branches, écraser les fleurs et nous priver des fruits…

Comment des gens intelligents peuvent-ils nourrir les réflexes irrationnels et cultiver la Bêtise ? A Belgrade, ce sont les « beaux esprits » de l’Académie qui ont ressuscité des haines ancestrales, des rancunes et rancœurs d’hier et d’avant-hier, qui ont provoqué ces explosions de nationalismes, tribal et tripal chez les Serbes, plus idéologique chez les Croates ? Mystères.

Je reste collé au Temps, oui. Obsédé par les chocs du passé, du présent et du futur. Mais n’est-ce pas l’une des questions européennes essentielles aujourd’hui ?

- Vous écrivez aussi : «Je me sens sujet à une abrasion permanente de la Mémoire » … Une maladie euro-dégénérative précoce ?

- C’est un autre problème en cette période de zapping généralisé. Chaque instant nouveau tue celui qui a précédé… Le temps passé pèse trop. Il ne passe pas. Indigestions en héritage. Le temps vécu passe trop vite. Du sable entre les doigts. Volatilité, superficialité et futilité… D’où nos crises de repères.

On en a très peu parlé : savez-vous qu’à Sarajevo les conflits ont opposé gens de la campagne et gens de la ville, les premiers ne supportant pas un « progrès » dont ils ne bénéficiaient pas, qui les fascinaient autant qu’ils le repoussaient ?

C’est cette crise des repères, dans le temps et dans l’espace qui, sans doute, explique en partie les poussées de ce qu’on appelle le populisme et des manichéismes en tous genres, les crises que traversent les démocraties, et ces peurs collectives que la France (notamment) connaît tant …

- Comment la voyez-vous cette France d’aujourd’hui ?

- Je l’aime. J’aime Paris. J’aime la langue française. Mais je vois un pays qui a perdu le rythme du monde. Et qui vit mal, plus que d’autres, cette crise des repères dont nous parlons… La France n’a plus confiance en elle, à sa capacité d’aller de l’avant, de relever les défis du futur…

Elle se recroqueville sur elle-même. Elle a assume mal son passé. Elle vit mal son présent. Et elle a peur de l’avenir. C’est le Temps qui la cloue. Or, c’est au temps qu’il faut se coller.

Le Non au projet de Traité constitutionnel pour l’Union européenne m’a abasourdi : C’est un Non à un avenir maîtrisé. C’est grave. La France a pourtant bien des atouts et des forces. Elle ne se rend suffisamment compte qu’elle vit dans un espace qui une vitrine pour l’espérance aux yeux de toute une partie du monde.

-Elle devrait « tendre une gueule vorace vers un horizon invisible », pour reprendre l’une des dernières phrases de votre « Rendez-vous à Paris »…

-Je n’ai pas de compétences pour dire ce que la France et l’Europe doivent faire ou ne pas faire. Je sais seulement que la situation actuelle ne peut pas durer longtemps sans de graves conséquences…

- Mais vous n’êtes pas pessimiste. Deux signes dans votre « Rendez-vous à Paris» : vous imaginez un « Trimelage Sarajevo, Belgrade, Zagreb » et une « école anti-Obscurantiste des beaux-arts néo-yougoslaves virtuels à Sarajevo ». L’avenir n’est écrit nulle part et le pire n’est jamais sûr ? Le pire, il faut le conjurer…

- L‘avenir, on le construit au présent. Chacun, à son niveau et selon ses possibilités, en est Acteur. Pour moi, une chose est essentielle. Je l’ai écrite voilà longtemps déjà et je maintiens : « Restons des gens libres. C'est devenu suffisamment rare pour qu'on s'accroche ne serait-ce qu'à l'idée. »

Conversation animé par Daniel RIOT


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