L'arbre qu'on appelle cucifere présente les plus grands rapports avec le dattier quant au tronc et aux feuilles, mais il en diffère en ce qu'il a un tronc divisé en deux branches, lesquelles se divisent à leur tour en deux rameaux portant des ramules très courts et peu nombreux, tandis que le tronc du dattier est simple et dépourvu de branches.
THÉOPHRASTE
Historia plantarum, II, VI, 9
Traduit par Victor LORET
Étude sur quelques arbres égyptiens
I. Les palmiers d'Égypte
Mardi dernier, amis visiteurs, devant la noix-doum
exposée ici devant nous sur l'étagère, côté Seine, de la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, après le perséa/mimusops envisagé en mai, nous entamions un nouveau cycle de rencontres autour d'un autre arbre, le palmier-doum, le Cucifera thebaica comme vous venez de le lire chez le naturaliste grec Théophraste ;l'Hyphaene thebaica des botanistes contemporains.
Et puisque j'y fais référence, convoquons, voulez-vous, une nouvelle fois ces scientifiques à la barre et écoutons ce qu'ils ont à nous enseigner à propos des palmiers africains.
D'emblée, en guise de mise au point générale, s'opposant vigoureusement à Théophraste qui avançait que les Égyptiens ne rencontrèrent que deux types - dattier et cucifère - faisant partie de la famille des Palmae, nos savants actuels affirment au contraire qu'ils en côtoyèrent quatre :le Phoenix dactylifera, nommé "beneret" par les habitants des Deux-Terres, et que vous connaissez mieux sous le nom de palmier-dattier,
sur lequel j'aurai l'opportunité d'attirer votre attention après les vacances d'été, mais dont je vous propose d'ores et déjà un gros plan des fruits,
ainsi que quelques exemplaires, et des noyaux,
conservés dans cette coupelle 15 de la vitrine 9, la dernière de cette même salle avant de pénétrer dans la suivante ;
l'Hyphaene thebaica, le palmier-doum, le "maâmaâ" des textes hiéroglyphiques,
dont je vous avais présenté les fruits dans une coupelle voisine ;
le Medemia argun, qui subsiste de nos jours au Soudan - la Nubie antique -,
(© http://www.virtualherbarium.org/psg/flagship/Medemia_argun.html)
et dont à nouveau l'indispensable socle-vitré 9 nous donne à voir plusieurs exemplaires de sa production du temps où l'espèce était encore présente en Égypte.
Et enfin, le Phoenix reclinata - vraisemblablement l'ancêtre du palmier-dattier -, dont seuls des pollens et des graines furent mis au jour dans des tombes prédynastiques, ainsi qu'au niveau de sites préhistoriques, notamment l'oasis de Kharga, dans le désert occidental, approximativement à 200 klilomètres à l'ouest d'Edfou et d'Esna.
Le palmier-doum que vous distinguerez sans nulle hésitation de ses congénères grâce à son tronc ramifié se révèle, comme eux tous, dioïque : entendez que chaque individu ne porte que des inflorescences de même sexe. Autrement exprimé : ses fleurs mâles et femelles poussent sur des arbres différents, les premiers, franchement plus petits et plus minces, se développant plus rapidement mais persistant un moins long temps que les seconds.
Se déployant dans les vallées chaudes, sur un sol susceptible d'être alimenté en eau, il s'élève à 15 ou 20 mètres de hauteur.
Dans le continent africain, il s'en trouve de nos jours fleurissant chaque année en avril sur une large superficie qui s'étend d'ouest en est, de la Mauritanie à la Somalie.
On sait qu'aux époques pharaoniques, il poussait déjà dans la Vallée du Nil, en Haute-Égypte, mais aussi en bordure du Delta, dans les oueds, ainsi que dans les régions désertiques, oasis du désert libyque ou autres, ses racines puisant aux nappes phréatiques l'eau qui lui permettait de vivre normalement.
Ces palmiers crûrent également en Nubie, dont ils furent indéniablement un des éléments les plus caractéristiques de la flore, et, bien sûr, au célèbre pays de Pount, si je me réfère à cette scène gravée au niveau de la deuxième terrasse du temple de millions d'années d'Hatchepsout, à Deir el-Bahari, présentant les richesses rapportées lors de l'expédition qu'y fit mener la reine.
Ainsi que je l'ai tout à l'heure incidemment souligné et comme vous le montrent le relief ci-dessus, mais aussi la cuillère à offrandes très structurée, au cuilleron figurant une feuille orbiculaire qu'encadrent deux petites feuilles palmées,
que j'avais jadis admirée à la Fundaçao Calouste Gulbenkian, de Lisbonne, - et dont je vous propose un cliché que je me suis autorisé à réaliser à partir de mon propre catalogue -, l'arbre, qui se caractérise généralement par un tronc cannelé, se subdivise, à différentes hauteurs, en deux, trois, voire cinq branches développant ainsi plusieurs ramifications, capables de s'entrecroiser et se terminant par des faisceaux de 20 à 30 feuilles, d'une longueur variant entre 2 et 2,50 mètres.
Cette distinction qui fait de l'espèce une exception au sein de sa propre famille, Théophraste l'indiquait déjà quand il établit la comparaison, que vous avez ce matin découverte d'emblée dans l'exergue, entre les deux plus importants palmiers d'Égypte.
La feuille du palmier-doum, à l'instar de celle, unique, apparaissant en bas-relief sur une des parois du Jardin botanique de Thoutmosis III, à Karnak,
est formée d'une quinzaine de lobes, érigés, en forme de fer de lance - lancéolés, donc -, et aux bords repliés vers l'intérieur - indupliqués, selon l'expression des botanistes.
Son pétiole, demi-cylindrique, atteignait de 90 à 140 centimètres et, comme à Karnak, pouvait se hérisser d'épines.
Cette feuille s'utilisa également en sparterie pour, par exemple, confectionner cordes et balais, ces derniers dans le but ultime d'éradiquer les forces hostiles, qu'elles sévissent dans la demeure ou dans les tombes ...
Il faut également savoir que les prêtres d'Isis, ainsi que les magiciens, furent contraints de porter des sandales élaborées à partir de ses fibres.
Et puisque chaussures j'évoque, ajoutons que la lecture de L'âne d'or, de l'auteur latin d'origine africaine Apulée (IIème siècle de notre ère) nous apprendque les "pieds divins" d'Isis étaient chaussés de sandales tressées dans les feuilles de cet arbre.
De nos jours, avec celles du dattier, elles servent encore à confectionner tapis et paniers.
Quant au bois du palmier-doum mâle, aux fibres noires mais à la moelle jaune pour le tronc, incolore pour ce qui concerne les branches, serré et dur, il bénéficia très tôt d'une réputation de solidité, de résistance, plus grandes d'ailleurs que celles du dattier. Raison pour laquelle il servit comme bois d'oeuvre tout à la fois dans les domaines architectural et naval, mais également domestique : ainsi l'édition princeps de l'étude du palmier-doum qu'a réalisée Raffeneau-Delile pour la Description de l'Égypte cite-t-elle Théophraste (Hist. plant., Livre IV, chapitre 2) qui affirme que "Les Perses recherchoient ce bois pour en faire des pieds de lit."
J'ai tout à l'heure insisté sur le fait que les palmiers égyptiens, qu'ils soient dattiers ou doum, se développèrent sur différentes terres arides égyptiennes grâce à la présence de points d'eau, quels qu'ils soient.
C'est plus que probablement cette particularité, à laquelle s'ajoute tout naturellement l'ombre projetée sur le sol par leurs couronnes de feuilles procurant fraîcheur et bien-être à ceux qui l'approchaient, qui firent que ces arbres constituèrent un des thèmes récurrents des artistes du Nouvel Empire mandés pour interpréter, grâce à la peinture et à la réalisation de bas-reliefs, l'une ou l'autre croyance funéraire sur les parois murales des tombeaux de particuliers.
Ainsi, parmi d'autres, dans l'hypogée de Pached, à Deir el-Médineh (TT 3), datant du règne de Ramsès II (XIXème dynastie), rencontrerez-vous, amis visiteurs, ce topos de l'aiguade figurant le défunt, pratiquement à plat ventre, se désaltérant à son pied, avec de l'eau représentée, selon la codification traditionnelle, par des rayures bleues.
Parmi d'autres, viens-je d'indiquer car il vous faut être conscients que bien des mythes se développèrent à partir des quelques espèces d'arbres qui vécurent dans l'environnement immédiat des Égyptiens de l'Antiquité.
Et ce sont précisément de ces doctrines phyto-religieuses, de ces pratiques de dendrolâtrie, - comprenez : liées à la vénération d'un arbre -, que, le 24 juin prochain, j'aimerais vous entretenir, à propos, bien évidemment, du seul palmier-doum, et cela, un peu dans l'esprit, souvenez-vous, de notre rendez-vous du 6 mai dernier, consacré à la laitue.
A mardi ?
(Merci à tous ces lecteurs-amis que je sollicite régulièrement pour obtenir des photos d'Égypte et/ou du Louvre : Martine, SAS, Louvre-passion, François, Thierry Benderitter ... ; et, aujourdhui tout particulièrement, à toi, Marie Louxor, conceptrice d'un blog qui nous fait vivre, autrement, c'est-à-dire au plus proche de la quotidienneté de ta vie là-bas, le pays que tous, ici, nous affectionnons ...)
BIBLIOGRAPHIE
AUFRERE Sydney H.
Les parures végétales du magicien d'après les papyrus magiques grecs et égyptiens. Les palmes, l'olivier, l'ail, l'oignon et le styrax, dans Encyclopédie religieuse de l'Univers végétal (ERUV II), Montpellier, Université Paul-Valéry, 2001, pp. 387-93.
BAUM Nathalie
Arbres et arbustes de l'Égypte ancienne, OLA 31, Louvain, Peeters, 1988, pp. 92, note 477 ; 106-18 ; 340.
BEAUVERIE Marie-Antoinette
Description illustrée des végétaux antiques du Musée égyptien du Louvre, B.I.F.A.O. 35, Le Caire, I.F.A.O., 1935, pp. 121-2.
BEAUX Nathalie
Le Cabinet de curiosités de Thoutmosis III, OLA 36, Louvain, Peeters, 1990, pp. 207-9.
DERCHAIN Philippe
L'aiguade sous un palmier, dans Miettes, § 9, RdE 30, Paris, Klincksieck, 1978, pp. 61-4.
LORET Victor
Étude sur quelques arbres égyptiens. I. Les palmiers d'Égypte, dans Recueil des travaux relatifs à la philologie et à l'archéologie égyptiennes et assyriennes, Volume 2, Livre 1, Paris, F. VIEWEG Éditeur, 1880, pp. 21-6.
(Librement téléchargeable sur le site de l'Université de Heidelberg.)
RAFFENEAU-DELILE Alyre
Description du palmier doum de la Haute-Égypte, ou Cucifera thebaïca, dans Description de l'Égypte, ou recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l'expédition de l'armée française, publié par les ordres de Sa Majesté l'Empereur Napoléon le Grand, Volume V : Histoire naturelle, Tome I, Paris, Éditions de l'Imprimerie nationale, 1809, pp. 53-8.
(Librement téléchargeable sur lesitede l'Université de Heidelberg.)
THÉOPHRASTE
Historia plantarum, II, VI, 9, traduction de Victor LORET, Étude sur quelques arbres égyptiens. I. Les palmiers d'Égypte, dans Recueil des travaux relatifs à la philologie et à l'archéologie égyptiennes et assyriennes, Volume 2, Livre 1, Paris, F. VIEWEG Éditeur, 1880, pp. 21-6.
(Librement téléchargeable sur le site de l'Université de Heidelberg.)