Alex Porker : Bonjour Guillaume. Si on considère l’influence littéraire au sens strict, c’est-à-dire comme une source d’écrit à laquelle on voudrait tendre à ressembler, je n’en ai plus vraiment car avec le travail et l’expérience de l’écriture, on se détache fatalement de ces modèles indépassables pour tenter de tracer sa propre voie. Seule peut-être l’œuvre de J.G Ballard continue encore d’exercer sur moi une influence technique. Bien évidemment, ma rencontre avec certains auteurs m’a réellement bouleversé suivant les périodes de ma vie, et ils sont bien trop nombreux pour en faire ici une liste exhaustive. Je pourrais néanmoins citer Poe, Baudelaire, Lautréamont, Maupassant, Wilde, Salinger, Céline, Miller, Fitzgerald, Fante, Borges… J’en oublie. Rien de bien original comme vous pouvez le constater. Un de mes premiers grands chocs littéraires a sans aucun doute était Le Château de Franz Kafka. J’avais alors 19 ans et ce fut un véritable événement. En lisant ce livre vertigineux, j’ai pu constater à quel point la littérature pouvait être puissante jusqu’au malaise. J’étais complètement perdu. Je ne comprenais plus rien. J’en avais mal au bide. J’étais inexorablement prisonnier de ce livre infernal. Un de mes autres grands souvenirs de lecture, plus plaisant celui-là, ce fut Arthur Conan Doyle avec sa fresque historique La Compagnie Blanche et aussi ses sympathiques Aventures Du Brigadier Gérard. J’avais environ 13 ans et je le lisais au collège durant l’étude. J’étais physiquement absorbé par le merveilleux talent de conteur de l’auteur. Je vivais littéralement l’histoire. Là aussi, j’ai pu me rendre compte de la capacité magicienne de transport que peut effectuer un livre. C’était une leçon toute simple – mais terriblement compliquée à mettre en pratique – que j’ai gardé depuis en mémoire : L’art d’écrire c’est aussi l’art de raconter une histoire. Que le lecteur soit en terrain connu pour le plaisir de la lecture est une des données que j’essaye de perpétuer dans l’approche formelle de mes textes. Rien à voir avec le propos, le contenu transgressif, bien sûr. Puis, William Burroughs a déboulé dans ma vie et là, tout le bordel à culs explosa en grumeaux pour reprendre une expression de La Machine Molle. C’était vers mes 21 ans. Je prenais beaucoup de drogues. Burroughs tombait donc à pic. J’ai découvert que ça, c’était aussi possible. Le Festin Nu a été l’équivalent punk d’un cataclysme dans mon paysage littéraire. D’autres grandes expériences de lecture ont émaillé le cours de ma vie mais je tenais également à citer le cas de Sylvie de Gérard de Nerval qui m’est particulièrement cher. Authentique expérience métaphysique de lecture, ce texte splendide à la profondeur abyssale, que je considère comme l’un des plus beaux fleurons de la production romantique française, est un pur prodige de simplicité qui, je le sais, m’accompagnera durant toute mon existence. Pour terminer, Sur La Route de Jack Kerouac est une expérience étrange. Je l’ai relu récemment et il m’a paru d’une tristesse insondable, crépusculaire. Rien à voir avec ce sentiment solaire d’extatique liberté que j’avais ressenti lors de ma première lecture quand j’avais 20 ans. J’en ai donc sombrement conclu que c’était un chef-d’œuvre. Parce qu’il n’y a que les chef-d’œuvres qui possèdent plusieurs portes d’entrées à leur monde.
2- Avez-vous décidé d’écrire de l’anticipation, et si oui pour quelles raisons ? Ou bien ce genre s’est-il naturellement imposé à vous ?
Je ne suis pas un lecteur hardcore de science-fiction ni de fantastique contemporain. C’est lamentable, mais je suis complètement largué. Mes goûts sont malheureusement tout à fait classiques dans ce domaine. Pour les besoins de mon travail, il m’est tout de même arrivé de devoir hanter des conventions spécialisées mais je m’y suis vite ennuyé comme un rat mort. Toute cette quincaillerie néogothique, de cyberpunk le plus souvent fumeux, et je ne parle même pas de l’heroic fantasy, tout cela me semble assez rasoir. Bref, à mon grand désespoir, je ne m’y sens pas à ma place. Attention, je ne dénigre pas les gens qui sont fans ni ceux qui en écrivent, bien au contraire, ce que je veux dire c’est que je n’ai pas voulu me spécialiser. Bon bien sûr, j’ai fait mes classes, j’ai lu quelques ouvrages de références. Certains m’ont enthousiasmé, d’autres, beaucoup moins. En fait tout cela est fort étrange parce que la SF et le fantastique, comme du reste une majeure partie des préados de sexe masculin, est ma première passion au niveau littéraire. Mais je crois tout simplement que, dans ce domaine, c’est le cinéma de genre qui m’a influencé de manière décisive. C’est idiot, mais le problème c’est qu’une bonne partie des grands classiques de la littérature Fantastique/SF, eh bien je les ai vu avant de les lire. Et entre nous, soyons honnête, lire Blade Runner après avoir vu le film de Ridley Scott, si vous me permettez l’expression, ça fait un peu mal au cul. Et cela n’a rien à voir avec la qualité, d’ailleurs discutable, du bouquin de Philip K.Dick. Mais il y a le cas George Romero. J’avais lu quelque part que pour la Nuit Des Morts-Vivants, il s’était inspiré de Je Suis Une Légende de Richard Matheson. Ses explications sur, notamment, cette idée de remplacement d’un monde par un autre, me paraissaient tout à fait passionnantes. J’ai donc lu le bouquin et je l’ai trouvé génial ! C’est un cas tout à fait original de processus créatif car Romero aurait très bien pu se satisfaire de faire une adaptation cheap du bouquin comme il en avait été déjà fait à deux reprises par le passé. Mais non, il s’en ait inspiré. Il l’a actualisé, lui a rajouté des préoccupations liées au contexte sociopolitique de l’époque. Je me suis dit que c’était une piste à exploiter après avoir lu Lolita de Nabokov. Mais où allais-je placer la caméra ? Il me manquait encore l’angle d’attaque, le point de vue. Deux éléments cardinaux ont fini d’achever mon projet. Je suis un admirateur du travail de David Cronenberg et Crash a été une révélation. Je me suis dit : Merde, quel est le foutu dingue qui a bien pu écrire ce truc ahurissant ? Avec Ballard, je tenais enfin la monture sur quoi j’allais pouvoir fixer mon projet d’écriture, le setting. A savoir : l’anticipation. Un futur proche. Prospectif. Visionnaire. A la fois poétique et réfrigérant. A cela s’est ajouté ma lecture de L’Orange Mécanique de Burgess, roman aussi pénible que dément dont on ne mesure pas encore le degré de subversion puisque tous les personnages, dont la tranche d’âge varie entre huit et douze ans, tapent sur tout ce qui bouge et baisent comme des castors.
3- On reconnait en vous lisant des influences telles que Maurice Dantec (notamment au niveau de l’intrigue), J.G.Ballard, Michel Houellebecq, H.P.Lovecraft, ou bien Philip K.Dick dans vos romans… Ces auteurs ont tous en commun d’être des paranoïaques. Paranoïa qui influence leur vision du monde, et qui engendre chez eux une forme de créativité littéraire. Êtes-vous un auteur que l’on peut classer dans cette catégorie ? Ou bien est-ce plus le style en lui-même qui vous intéresse chez ces auteurs, et dans votre propre écriture ?
Paranoïaque ? Je le suis raisonnablement. A temps partiel. Rien d’extraordinaire dans mon cas personnel. Vous savez, la paranoïa est un métier à plein temps, très invasif, totalitaire. Je crois que, comme l’assène Burroughs dans Junky, devenir héroïnomane, c’est avant tout une décision, On se réveille un matin, on se regarde dans la glace, et on se rend compte que l’on est devenu un junky, être un paranoïaque, en principe, c’est la même chose : Une décision cohérente, mais prise par défaut. Un repli. Soit parce qu’on n’a rien de plus important à faire, comme dans le cas de la toxicomanie, soit parce que le monde tel qu’il est devenu ne convient pas et qu’on le transforme en un monde dystopique, c’est-à-dire tel qu’il ne devrait pas devenir. Pour ce qui est de Dick, qui, dans ses dernières années, tendait plus au mysticisme pathologique, grosso merdo, c’est malheureusement toujours la même vieille histoire. L’histoire d’un type mal dans sa peau, dépressif, accro aux amphétamines, qui écoute Olivia Newton-John en pleurnichant sur la femme idéale qui le sauvera du naufrage, qui souhaite devenir un grand écrivain classique mais qui ne rencontre aucune considération et qui se met à écrire de la SF par dépit, genre dans lequel il rencontre enfin un succès inespéré. Parti du fond du trou, Dick se voit propulser au fond du ciel. De là, il décide de passer le genre au grand laminoir de ses échecs et obsessions. Nous voilà bien en présence d’une pure création artificielle de mondes contre le monde. C’est une décision cohérente, mais prise par défaut. Toujours est-il que pour moi, un de ses plus grands livres est aussi le plus nervalien de tous, il s’agit de La Fille Aux Cheveux Noirs. Lovecraft est autrement plus fascinant puisqu’en l’occurrence, l’ennemi paranoïaque, l’ennemi qu’il faut combattre et abattre, n’est autre que lui-même, tel qu’il est devenu. La Couleur Tombée Du Ciel, La Maison De La Sorcière et Cauchemar Á Insmouth, notamment, sont des sommets du genre. Mais tandis que l’on peut rapprocher la paranoïa de Dick aux peurs éprouvées envers les techniques totalitaires de contrôle cybernétiques et du grand projet fantasmatique de ce que certains nomment le Nouvel Ordre Mondial, la spécificité de la paranoïa de Lovecraft réside dans le fait qu’elle est ontologiquement tournée contre le monde adulte. Car Lovecraft resta toute sa vie un enfant. L’écrivain a subi deux grandes crises dans sa vie, crises pétrifiantes qui ont définitivement brisé net sa croissance vers l’âge adulte. La première se situe vers ses 18 ans, le passage par la puberté et la perte irréversible de la vision merveilleuse de l’enfance l’ont littéralement disloqué. En proie à un profond effondrement nerveux, perruqué à la mode du 18e siècle, il passe près d’un an à errer en robe de chambre dans sa maison de la Nouvelle-Angleterre, hanté par les souvenirs de son enfance perdue. La seconde se produit quelques années plus tard, quand après une émouvante et pathétique tentative pour rejoindre le monde des adultes : une femme, la vie de couple, un métier, une vie sociale… Il quitte la monstrueuse New York en pleine attaque de panique pour revenir se réfugier dans la maison de son enfance. Et c’est finalement là, reclus à Providence, qu’il écrira ses plus grands textes. Bizarrement, ce n’est pas un écrit de Lovecraft lui-même qui, selon moi, caractérise le mieux l’emmurement redoutable et la peur paranoïaque de cet écrivain. C’est une courte nouvelle de Franck Belknap Long qui a pour nom Les Chiens De Tindalos. L’histoire d’un homme se croyant pourchassé par d’hideuses créatures multidimensionnelles et qui se cloître finalement à l’intérieur de sa chambre. Dans son délire, il finira par plâtrer tous les coins et les angles de la pièce car il est persuadé que les créatures les utilisent comme portes d’entrées pour ce monde. Dans Les Demoiselles, notamment par le biais du projet autodestructeur de claustration de Cyl, j’ai effectivement voulu me rapprocher de cette paranoïa envers le monde adulte.
4 – « Les Demoiselles » est-il une sorte de « suite » officieuse à la nouvelle « Sauvagerie » de J.G. Ballard ?
J’avais quasiment bouclé Les Demoiselles quand j’ai découvert l’existence de ce court roman. Il est évident que l’on peut établir plusieurs parallèles entre ce texte incontournable, qui demeure une référence dans le genre, et le mien. De mémoire, Sauvagerie raconte l’histoire d’une paisible banlieue pavillonnaire anglaise ultrasécurisée, théâtre d’une terrible tragédie dont la cause et les motivations restent à ce jour inconnues : Les enfants de plusieurs familles massacrent sans raison leurs parents et disparaissent sans laisser de traces. On peut bien sûr extrapoler une parenté indirecte entre ces enfants et ceux que je mets en scène dans Les Demoiselles. Sauf qu’ici, le propos de Ballard est lié à un sujet que l’on retrouve dans toute son œuvre, à savoir un environnement global sécuritaire, hyperorganisé, lisse et réglé, qui produit en lui-même une sorte de déviance dégénérative, une forme cancéreuse de rébellion de la part de certains de ses habitants, on peut penser notamment à I.G.H. Dans Sauvagerie, les enfants, comme retournant dans un hypothétique état naturel sauvage, se rebellent bel et bien contre le monde aseptisé que leur proposent les adultes, mais je crois supposer que c’est plus par ennui que par idéologie, comme c’est le cas dans Les Demoiselles.
5- Avec « Makeup Artist » et « Les Demoiselles » on passe de la nouvelle (Fermons les yeux, faisons un vœux) au roman. Pourquoi ce changement de genre ? Quelles sont les avantages respectifs de chacun d’entre-eux selon vous ?
Quand, vers 2004/2005, j’ai écrit les sept nouvelles retenues pour mon premier livre : Fermons Les Yeux, faisons un vœu (Editions Hermaphrodite, 2008), je me cherchais encore. Sans le nommer, j’avais bien saisi le sujet sur lequel je voulais travailler (l’hyperenfance), mais mon approche restait encore vraiment trop éclatée, pour ne pas dire dilettante. Il manquait une sérieuse cohérence à l’ensemble. D’ailleurs, quand il m’arrive maintenant de relire ce recueil, je ne peux malgré tout m’empêcher de le trouver un brin raté, un peu trop brut de décoffrage. Cette pénible impression de bâclage ne regarde que moi me direz-vous, et vous aurez parfaitement raison. Je dirais simplement que cet exercice m’a permis de brainstormiser mon sujet, j’en avais besoin pour en élaborer quelque chose de plus charpenté, de plus sophistiqué, afin de pouvoir enfin l’intégrer à un univers à part entière. Métaphoriquement, on peut dire que je considère plutôt ces nouvelles comme des petites comètes aux trajectoires aléatoires, alors que mes deux romans suivants s’inscrivent quant à eux dans un système. A l’avenir, après mon prochain roman qui abordera une dernière fois le thème de l’hyperenfance, je tiens tout de même à revenir au format des nouvelles. La raison en est simple, il y a tellement de nouveaux sujets que je veux explorer qu’il me semble pour l’instant plus commode de les investiguer sous forme de textes courts. Et puis qui sait ? A ce moment, peut-être qu’un de ces textes se déploiera de telle manière qu’il en deviendra roman… Il n’y a pas vraiment de règles à ce niveau-là.
6- Y-a-t-il, dans « Les Demoiselles » et Makeup artiste, un propos politique « réactionnaire » ou bien au contraire « progressiste » ? Ou bien une telle catégorisation vous semble-t-elle hors de propos dans le cas de votre œuvre romanesque ?
Makeup Artist (Editions Alexipharmaque, 2010) n’a pas du tout le même profil que Les Demoiselles. Makeup Artist est une curiosité hybride, entre le roman noir fantastique et l’anticipation. Il se déroule au cœur du 21e siècle dans les milieux décadents du cinéma, à Hollywood précisément, et où j’intègre sans le nommer le phénomène des hyperenfants sans expliciter ni argumenter leur présence. Je ne les positionne pas au niveau strictement sociétal. Ils sont là, un point c’est tout. C’est une évidence sociologique. Makeup Artist est avant tout un hommage rétrofuturiste aux films hollywoodiens sur la fabrique hollywoodienne. Tel Une Étoile Est Née, Boulevard Du Crépuscule ou bien Bombshell. De plus, le personnage principal est un adulte, ce qui n’est pas vraiment le cas pour Les Demoiselles. Sinon, en ce qui concerne Les Demoiselles, c’est une toute autre histoire. Son format se rapprocherait déjà plus du téléfilm ou même du docufiction. Et pour répondre à votre question qui, je le présume, concerne davantage Les Demoiselles, vous savez, on est tous plus ou moins le réactionnaire ou le progressiste de quelqu’un. Mon job consiste principalement à décrire le monde tel qu’il est et d’en déduire, par la mécanique de mon imaginaire, ce qu’il deviendra. Les Demoiselles s’inscrit pour une bonne part dans le registre de la dystopie, et, comme je tente de l’expliquer dans ma postface, je ne fais que pousser à l’extrême les curseurs sociologiques en ce qui concerne une évolution possible de l’enfance contemporaine et, selon ma logique fictionnelle, de son émancipation progressive envers le monde des adultes. C’est une spéculation. Je suis politiquement ancré à gauche, mais cela ne m’empêche en aucune manière de me montrer vigilant face aux dérives de la société marchande, et de mettre en garde contre ses éventuelles déviances ou malformations. Mon propos ne vise donc sûrement pas à récuser en bloc les inéluctables évolutions et transformations sociétales, mais bien de dépeindre une société proche de la nôtre, où le processus d’adultification de l’enfant, actuellement déjà bien entamé par les stratégies marketing, se trouve enfin être culturellement achevé et opérationnel.
7- Une question à propos de la thématique du « jeunisme » et de « l’hyper-enfance », dans Makeup Artist et notamment dans « Les Demoiselles » : il ne semble pas que ces « hyper-enfants » soient à vos yeux pires, ou plus condamnables, que la société adulte en place. Finalement, de quel côté êtes-vous, et de quel côté envisagez vous une rédemption possible de la société humaine ?
Je crois bien que le noeud du problème est là : Que produit une société adulte qui s’infantilise tous azimuts ? Les tendances actuelles régressives sont pléthores. En vrac : La recherche du plaisir et du profit immédiat, le court-termisme, l’instant présent hypertrophié, le bannissement de l’ennui, du temps mort, au profit d’une hyperactivité et d’une hyperconnectivité agressive et souvent vide de sens, le culte du ludique, du zapping et de l’obsolescence des objets, le coaching généralisé, sans parler de la haute finance comme un jeu vidéo déresponsabilisant, des parents perdus face à l’éducation de leurs enfants (quand ils ne sont pas éduqués par eux !) et, au niveau des productions culturelles, le règne du remake, la nostalgie des objets, des sons et des images de jadis… Si on raisonne dans l’absolu, eh bien cette société produit des enfants hypermatures et des adultes-enfants immatures. C’est un glissement transgénérationnel logique, un basculement inévitable. En réalité, mes hyperenfants ne sont que l’image des tendances contemporaines de la société des adultes. Mais est-ce forcément pour cela un avenir sombre ? Un lieu de cauchemar ? Tout le paradoxe est là et je laisse au lecteur le soin d’en juger. En effet, quel adulte, à l’heure actuelle, souhaiterait que les enfants s’émancipent de la sphère de leur autorité pour finalement avoir accès aux mêmes choses qu’eux : Le pouvoir décisionnaire, l’argent, les droits civiques, le sexe, les perversions… Je ne pense pas qu’il y ait grand monde qui lève la main. Mais en même temps, on peut voir à quel point l’enfance et son corps sont sollicités, élevés à maturité, érotisés, érigés comme modèle utopique, quasi totalitaire, dans notre société. Qui nous dit que la prochaine grande révolution culturelle ne sera pas générationnelle, à l’image de la création américaine de l’adolescence dans les années 1950, et du marché colossal que cela a engendré ? Sinon, plus généralement, et pour ce qui est d’une éventuelle rédemption, je crois néanmoins que la grande perdante de ce siècle sera la philosophie. L’acceptation de soi et de l’autre, la réflexion sur le temps, la vieillesse, la mort, l’histoire, les technologies… Tout cela est battu en brèche par un environnement global technique qui nous arrange plus qu’il ne nous construit et nous fait raisonner. La philosophie doit impérativement se réapproprier le monde avant que le monde ne s’approprie et neutralise de manière définitive la philosophie.
8- Il y a dans les « Demoiselles », et notamment le personnage de « Cyl », une réincarnation du totalitarisme. Doit-on voir à travers ce personnage une critique directe du nazisme et/ou du stalinisme ? Doit-on craindre que même « l’hyper-enfance » puisse aboutir à une forme de dictature ? De plus, le consumérisme, dont semblent être victimes les « héroïnes » des « Demoiselles » mais aussi le principal personnage masculin de façon plus indirecte, est-il selon vous une forme de totalitarisme et de dictature ?
Ce sont des mots lourds de sens. Tout d’abord, comme vous l’aurez remarqué, il y a plusieurs types d’hyperenfants dans Les Demoiselles. En fait, l’état même d’hyperenfance globalisée n’y est pas encore totalement achevé, comme il le sera dans le prochain roman qui est en cours d’écriture. Dans Les Demoiselles, il est en marche. Car ce processus s’effectue par palier. Il y a tout d’abord les hyperenfants de base, tel que, toujours par le biais de ma logique fictionnelle, j’envisage ce que les enfants, boostés par une hypothétique mutation psychophysiologique liée à l’évolution naturelle des mœurs de la société, deviendront tous dans un avenir proche : Des adolescents de 16 ans miniaturisés. Niki et Blondine, par exemple, jeunesses dorées issues de l’hyperclasse adulte ultrafavorisée, ne sont que l’émergence du phénomène. Ils peuvent circuler et vivre de manière totalement indépendante à compter de l’âge de 8 ans, et l’hyperprécocité dont ils font preuve leur permet une très grande liberté de mouvement ainsi qu’une complète autonomie financière. Superficiels, apolitisés, sexués, ultraconsuméristes, ils participent à une sorte d’élite, de jet-set en parallèle des autres enfants encore normaux comme la malheureuse petite Julie Darrieux. Ils bénéficient à eux seuls d’un statut spécial et précurseur, celui d’une microsociété d’individus fers de lance de la grande fracture générationnelle à venir. Mais ceux-là sont, a priori, pour l’instant inoffensifs. Plus problématiques sont les hyperenfants politisés que je mets en scène à Amsterdam. Conscients de leur nouvelle position, ils exigent et revendiquent de nouveaux droits dans la société. C’est la branche révolutionnaire libertaire. Outre l’émancipation de quelques groupes d’individus issus des milieux aisés, ils prônent et réclament quant à eux une révolution égalitariste totale, une révolution sexuelle de masse. Que l’enfant bénéficie légalement du même statut et des mêmes droits que l’adulte. En somme, qu’il soit son égal à tous les niveaux. Enfin, il y a Cyl. L’hyperenfant le plus redoutable de tous. Pourquoi ? Simplement parce que, malgré les apparences, Cyl est bel et bien toujours un enfant. Un enfant dans le corps d’un hyperenfant. C’est un être transgenre, un être monstrueux. Créature torturée, mélancolique, nostalgique de ce qu’elle n’est plus et de ce qu’elle n’a jamais vraiment été. Et sa terrifiante solitude suicidaire ne peut qu’engendrer amertume et ressentiment à l’encontre d’une société dont la volonté n’est autre que l’éradication du monde de l’enfance et de son remplacement par celui de l’hyperenfance. Pour elle, un seul contre-projet n’est alors possible, le négatif du projet égalitariste du groupe d’Amsterdam en fait, un délirant projet dictatorial et totalitaire : L’éradication pure et simple des adultes au profit d’un monde pour les enfants, et exclusivement composé d’enfants.
9-Et pour finir, pouvez-vous nous dire un petit mot sur votre prochain livre ?
En ce qui concerne mon prochain et dernier roman sur l’hyperenfance – qui, sans être une suite réelle, sera le prolongement des deux précédents, les trois livres formeront donc un cycle – le postulat sera le suivant : Les revendications révolutionnaires égalitaristes du groupe d’Amsterdam ont été légalement accepté par la société. L’émancipation est totale. Les hyperenfants ont gagné. Le grand basculement progressiste transgénérationnel (enfants hypermatures / adultes-enfants immatures) est en cours d’achèvement, ce qui provoque dans les rangs de certains hyperenfants eux-mêmes une dangereuse tentation mélancolique : La nostalgie d’une enfance non vécue et quasi mythifiée. Ces individus isolés et amers envers les hyperenfants (comme pouvait l’être Cyl en son temps mais, elle, envers les adultes), se regroupent et tentent ainsi d’organiser ce que l’on peut appeler une révolution conservatrice. Le grand retour vers une race pseudo-authentique d’enfants. Que se passe-t-il alors quand un enfant veut redevenir un enfant ? Si Dick traitait les paradoxes, distorsions et boucles spatio-temporels, je traite de mon côté les paradoxes, distorsions et boucles transgénérationnels.
Propos recueillis par Guillaume Atgé
Argument du livre sur le site de l’éditeur.