Emmanuel Ruben, La Ligne de glace

Par Eric Bonnargent

Bienvenue en Atopie
Éric Bonnargent

Paolo Grassino, Dolo d'impulso

Troisième roman d’Emmanuel Rubel, La Ligne de glace se présente sous la forme d’un journal de bord, celui d’un jeune diplomate français parti délimiter la frontière maritime d’un pays des bords de la Baltique.
Après avoir parcouru le monde avec le sentiment de n’être nulle part chez lui (« j’ai fui les États-Unis pour le Canada, le Canada pour l’Italie, l’Italie pour la Turquie, la Turquie pour ici. L’Occident, l’Ouest – ou mettons ce que j’en ai vu, cet immense Midwest qui va de Vienne, Autriche à Denver, Colorado – a pris pour moi la figure d’un cauchemar aseptisé qu’il faudra désormais tenir à l’écart de ma boussole intime »), Samuel accepte de se rendre en Grande-Baronnie, « une miette d’Europe » – un pays imaginaire qui tient tout à la fois de la Lituanie et de la Lettonie. Sa mission consiste à tracer la frontière maritime de ce pays qu’aucun traité n’a jamais ratifié. Au large, des îlots inhabités et sans intérêt, « une espèce d’archipel chimérique inventé par un idiot et situé dans un angle mort de l’Europe », font, depuis la chute du Mur, l’objet de nombreux litiges avec le puissant voisin, la Russie (jamais nommée). Tout a changé car la Grande-Baronnie vient d’intégrer l’espace Schengen : les enjeux sont maintenant déterminants ; ce n’est pas seulement la frontière nationale qu’il faut tracer, mais celle de l’Europe. Au fur et à mesure que l’hiver s’installe, Samuel perd son enthousiasme et sombre dans la mélancolie, dans une langueur éthylique de plus en plus marquée par la ponctuation, comme en témoigne la disparition progressive des points d’exclamation, si nombreux dans les premières pages. D’abord charmé par une capitale dont les canaux lui rappellent Amsterdam et Venise et l’architecture la Toscane, Samuel découvre rapidement la dangerosité de cette ville labyrinthique. 
Ce pays improbable, loin d’être une Utopie à la Thomas More, est plutôt une Atopie, un non-lieu aux contours indéterminés : « Tout le monde, ici, a l’impression de ne vivre nulle part. » La Grande-Baronnie n’a guère plus de consistance que l’île aperçue du paquebot qui l’a mené dans ces contrées, un mirage, un fata morgana apparaissant pourtant sur les cartes les plus anciennes. Ce pays dont on ne sait même pas s’il est d’Europe Centrale, du Nord, de l’Est ou de l’Ouest s’avère vite impossible à cartographier et Samuel abandonne toute velléité à accomplir sa tâche. Il boit de plus en plus : le réel et l’hallucinatoire s’entremêlent, les frontières de sa propre personnalité s’effritent. En fait, ce n’est pas avec la géographie que Samuel a rendez-vous, mais avec l’histoire. Même si tout est fait pour gommer les traces de la violence et de la haine, « ici, il n’a pas fini d’en finir le XXe siècle ». Ce petit pays sans saveur cache des secrets insoupçonnables : « Ce que j’ignorais, c’est que les pays sans légendes n’existent pas – que tous les coins de la terre se valent, que l’exil est un mythe, l’asile notre séjour. » D’anciennes usines en ruines rappellent que c’est là que furent construits les zeppelins de la Grande Guerre, les plaques commémoratives ne font pas oublier que le pays accueillit les Nazis en libérateurs et permit ainsi l’extermination de 80% de la population juive. Dans un pays sans mémoire, les nationalismes ressurgissent, parfois avec une extraordinaire violence…. Réflexion sur l’identité individuelle, nationale et européenne, La Ligne de glace est aussi un roman qui confirme les qualités d’écrivain d’Emmanuel Ruben. Le style est élégant et une étonnante poétique des couleurs est mise en place : les intérieurs sont jaunâtres, les impossibles tracés de la frontière et des lèvres de Néva sont d’un rouge obsédant, l’inquiétante noirceur de la mer contraste avec la blancheur omniprésente des nuits de Samuel, des glaces tantôt scintillantes, tantôt menaçantes. Emmanuel Ruben montre donc avec brio que l’histoire est la seule géographie.

Article paru dans Le Matricule des Anges. Mai 2014



La ligne des glaces D’Emmanuel Ruben Rivages. 320 pages. 20 €