Jean de Kervasdoué vient du Parti socialiste français - il a participé aux premières réunions de sa "commission recherche". De militant, il est devenu simple compagnon, se disant et se pensant toujours de gauche, parce qu'engagé "pour une société plus juste".
Son éloignement est dû à l'abandon par le parti de ses convictions en matière de progrès, notamment scientifique. Il sait très bien, comme ceux de sa génération, qui n'ont pas perdu la mémoire - il est né en 1944 -, tout ce que l'humanité lui doit.
Selon lui, la gauche, après la droite, a perdu la raison à son tour: tous ils ont perdu la raison.
Pour le montrer, dans son livre éponyme, il aborde plusieurs thèmes, où cette perte de raison a des conséquences véritablement néfastes pour la France.
Cette perte de raison vient de la confusion des ordres, de la confusion entre ce qui ressort de la physique et ce qui ressort de la métaphysique:
"Le sort des hommes, voire leur salut, et la marche du monde ne se "répondent" [...] pas, et pour cause: ils sont d'une autre nature."
La démarche scientifique est de faire des hypothèses, de douter, voire de réfuter, et non pas de croire:
"Une hypothèse n'est jamais un dogme, mais une manière abstraite de voir le monde dont le scientifique va chercher à savoir si elle "marche". Si elle est fausse, ne serait-ce que dans un cas, cela suffit à la rejeter, d'où l'importance de la réfutation."
La tribu des scientifiques surmonte ses divergences et corrige ses erreurs d'elle-même:
"Pour assouvir leur curiosité, [les scientifiques] étudient en détail le travail des autres (bibliographie), essayent de montrer les limites des recherches des collègues, dupliquent leurs expériences, mais quand les découvertes "tiennent", la compréhension du phénomène progresse et la discipline avance."
C'est ainsi qu'elle a transformé le monde et qu'elle continue de le faire. La civilisation qui est née de cette transformation a cependant fait apparaître l'aléatoire:
"L'aléatoire exige un agnosticisme de l'esprit: pour lui, l'homme n'est qu'un objet d'interrogation, comme le monde l'est pour la science." (Elie Arié, Marianne, 18 mars 2013)
Nos contemporains ont horreur de ce vide ainsi créé sous leurs pas: c'était mieux avant!
Dans son livre, l'auteur montre qu'à l'épreuve de la science, sur bien des sujets, tels que le diesel, les OGM, les pesticides - ces médicaments des plantes -, l'énergie nucléaire, le gaz de schiste, le risque réel n'a rien à voir avec le risque perçu. Et le principe de précaution s'applique alors inconsidérément, après avoir été introduit indûment dans la Constitution...
Le mécanisme utilisé, dans le cas du diesel (dans les autres sujets, il est similaire), pour donner cette perception biaisée du risque est de se baser sur des "chiffres aussi fantaisistes que malhonnêtes":
"On s'appuie sur une peur profondément ancrée, quoique peu fondée. On prend pour argent comptant les conclusions d'une étude discutable, mais suffisamment technique pour que personne ne la lise. On généralise à la France la situation de pays autrement pollués. On fait donc peur sans raison et on condamne une partie de l'industrie française."
Et, ce faisant, on oublie de mettre en regard des risques réels, connus et mesurés, les considérables bénéfices que l'on retire, en s'appuyant davantage sur des croyances que sur des analyses empiriquement fondées.
L'auteur cite un magnifique article paru dans La Petite République du 31 juillet 1901, signé Jean Jaurès, qui devrait donner matière à réflexion à ses successeurs socialistes, devenus conservateurs, et, même, pourquoi pas, aux écolos, défenseurs patentés de la nature, et dont j'extrais quelques lignes:
"Ni le blé, ni la vigne n'existaient avant que quelques hommes, les plus grands génies inconnus, aient sélectionné et éduqué, lentement quelque graminée ou quelque cep sauvage. [...] Il n'y a pas de vin naturel; il n'y a pas de froment naturel. Le pain et le vin sont un produit du génie de l'homme. La nature est elle-même un merveilleux artifice humain."
Jean de Kervasdoué rappelle qu'il ne faut pas confondre santé et médecine:
"Plus de médecine ne veut pas dire systématiquement plus de santé."
Il précise:
"Comme les Français pensent que plus de médecine conduit systématiquement à plus de santé, quand il y a déficit des comptes de l'assurance maladie, c'est donc que l'argent manque et pas que cet argent est mal employé. Jusque-là, c'est, dans cette logique, "évident"; ce qui l'est moins c'est que l'on n'évoque pour traiter des questions financières que le volet des recettes nouvelles ou des baisses de remboursement, mais ni celles de l'organisation des soins ou du bien-fondé des prescriptions."
Dans chacun des thèmes que Jean de Kervasdoué aborde, il relève le même processus:
"L'opinion dicte son point de vue, l'Etat offre une légitimité à ceux qui l'influencent - pour ne pas dire le manipulent - et les mêmes se portent juges de la décision politique."
A propos de la santé, l'auteur fait un pas remarquable vers la liberté - de devoir créer une entreprise lui a sans doute entrouvert les yeux sur la nécessaire liberté d'entreprendre -, mais ses origines socialistes l'empêchent d'aller jusqu'au bout du raisonnement et de remettre en cause l'intervention de l'Etat dans des fonctions qui ne sont pas régaliennes, mais régulatrices, injustifiées et inopérantes:
"Jusqu'où est-on prêt, individuellement et collectivement, à abandonner la liberté au nom de la santé? Quand personne d'autre n'est concerné, l'Etat ne devrait pas s'en mêler; en revanche quand le comportement de l'un peut nuire à l'autre, l'Etat devient légitime, à la condition toutefois que les mesures soient fondées et efficaces, ce qui est loin d'être toujours le cas."
Qui détermine quand le comportement de l'un peut nuire à l'autre?
Toujours est-il, que, dans cet esprit, il rejette la concurrence des compagnies d'assurances en matière de maladie, qui aurait échoué à faire baisser les dépenses de santé aux Etats-Unis, en Allemagne et aux Pays-Bas, et se prononce contre la liberté de prescription sans contrôle, qui aurait vécu.
Mais, dans l'ensemble, ce livre a un mérite, celui de montrer de manière argumentée, que notre époque est bien celle de l'avènement des sophistes et que "ce qui compte, ce n'est pas de dire le vrai, mais de convaincre" :
"On comprend alors qu'il suffise que l'opinion renvoie à l'opinion du moment et que ceux qui écoutent soient convaincus par les faiseurs d'opinion pour qu'une analyse devienne "vraie" et que les contradicteurs empiristes soient, au mieux, qualifiés de provocateurs."
Ce n'est pas un mince mérite... par les temps qui courent.
Francis Richard
Ils ont perdu la raison, Jean de Kervasdoué, 240 pages, Robert Laffont