« Résistance naturelle » : le film où l’éthique précède l’éthylique

Publié le 15 juin 2014 par Blanchemanche
Antonin Iommi-Amunategui

L’affiche du film
Pile dix ans après « Mondovino », Jonathan Nossiter braque à nouveau ses caméras sur le monde du vin avec « Résistance naturelle » (dans les salles le 18 juin, en partenariat avec Rue89). Le film, tourné en Italie, donne cette fois la parole à des vigneronsnaturels.Jetés hors de leur appellation, parfois menacés et mis à l’amende, ils s’entêtent pourtant à faire un vin artisanal, authentique, naturel – sans engrais, pesticides, ni chimie de synthèse –, faisant preuve d’un esprit de résistance et d’un style de liberté qui débordent largement le cadre du vin.Dans sa forme même, brute, incarnée, le film évoque cette liberté, de plus en plus rare : celle de l’artisan face à l’industrie dominante.

Pas un « Mondovino » bis

Les deux films n’ont cependant, de l’avis même du cinéaste, que « très peu de rapport ». Il l’a expliqué à des lycéens à qui il était venu présenter son film en avant-première :
« Le premier raconte une guerre culturelle et économique, définie à l’époque comme la “mondialisation”. Certes, le vin est un comédien dans les deux films mais il n’est pas le sujet. Presque un prétexte. C’est comme Robert de Niro qui joue dans un film de Scorsese et ensuite dans un film de Sergio Leone. On ne dirait jamais que c’est le même sujet simplement parce qu’on a le même acteur. »

Le sujet de ce nouveau film, ce n’est pas tant le vin, que le lien qui existe entre agriculture et culture :
« Les vignerons rebelles italiens de “Résistance naturelle” expriment un engagement sur les questions écologiques les plus brûlantes de notre époque. Mais à quoi sert une écologie environnementale s’il n’y a pas d’écologie culturelle ? L’une sans l’autre est dépourvue de sens. Et les deux sont aujourd’hui également menacées. »
Cette « écologie culturelle », c’est celle que devraient (s’)appliquer les artistes, les politiques ou encore les journalistes, aujourd’hui trop souvent devenus, déplore Nossiter, « les frères des banquiers ».

Se rebeller dans « ce monde toxico-financier »

Mais joint à Rome où il réside, le cinéaste se montre plutôt optimiste :
« Avec l’écroulement général de ce monde toxico-financier, il y a une possibilité de renouveau. Et je pense que ce qui se passe dans le monde du vin est exemplaire de la rébellion possible. »

Jonathan Nossiter durant le tournage (Paula Prandini)
Car les vignerons naturels sont bien en rébellion : en rébellion contre les administrations nationale ou européenne, contre l’agriculture dite conventionnelle, contre l’œnologie dite moderne, contre les circuits habituels de distribution... Et cette rébellion porte en elle un espoir.
« Avec toutes les erreurs et les conneries qu’on voit dans ce mouvement du vin naturel, c’est quand même joyeux, démocratique...On ne peut pas avancer sans qu’il y ait une discussion entre le monde de la culture et le monde de l’agriculture. Le film est un plaidoyer pour cette liaison magique, urgente et nécessaire. Et un hymne d’amour à cette union magnifique qui peut exister entre le travail de la terre et le travail culturel. Dans mon cas, le cinéma. »

« C’est comme si on vivait sous un fascisme chimique »

Aux vignerons, le film rend un hommage au chalumeau, brut, presque ivre. Les plans qui vrillent, le montage instinctif, les inserts (extraits de films ou dessin animé) : on est loin du film léché, calculé. Mais le sujet n’en est pas moins fondamental :
« La complexité de la civilisation agricole en Europe, c’est aussi important pour la civilisation en termes culturels, que tous les objets contenus au Louvre. On parle de la culture la plus démocratique qui soit. Avec la complexité culturelle des aliments, on est très proche d’un rêve marxiste, d’un rêve démocratique. »
Pour Nossiter, le mauvais calcul est tout à fait ailleurs :
« La culture chimique des sols, c’est ça qui n’est pas normal, c’est ça l’aberration. C’est comme si on vivait sous un fascisme chimique, un totalitarisme chimico-financier... L’agriculture naturelle, je ne sais pas si ça peut sauver le monde. Mais je sais ce qui va le détruire, et je sais comment on peut retarder ça. »
Comment ? En s’inspirant du modèle que nous offrent les vignerons naturels ; non pas chercher à reproduire une forme ou une esthétique, mais une éthique.

Les vignerons naturels, « vrais héros concrets »

 Stefano Bellotti, vigneron dans le Piémont (via Olivier Beuvelet)
« Les vignerons naturels peuvent nous inspirer tous. Mais je ne prône aucune approche esthétique. En termes esthétiques, le vin naturel ça va du baroque à l’“action painting” de Jackson Pollock. Tout le monde ne fait pas un vin cru à la Cassavetes, ce n’est pas la question.Le modèle des vignerons naturels, pour moi, c’est un modèle de résistance éthique, de courage, d’anticonformisme. Ces vignerons sont de vrais héros concrets. Ils sont dans le geste, ils travaillent la terre, ils en produisent quelque chose qui nous donne de la joie, nous transmet l’histoire, nous amène vers une innovation joyeuse et saine... Ils nous offrent un modèle de résistance, merde ! »
En vrai héros concret, Stefano Bellotti se pose là. Dans le film, ce vigneron piémontais qui a 150 000 euros d’amendes sur le dos – dues à un acharnement délibéré de l’administration, tranche Nossiter – est le symbole et le principal orateur de cette résistance. Si la caméra s’arrête souvent sur lui, ce n’est pas pour rien :
« Stefano Bellotti a le charisme d’un Clint Eastwood, mais la tête de Pasolini : la tête de poète, la tête de rebelle, la tête de celui qui fait tout pour que nous soyons plus libres, plus éclairés. C’est un paysan autodidacte. Il a quitté l’école à 16 ans. »
Tout minot, il a aussi quitté le Parti communiste, puis les anarchistes, pour aller « travailler la terre » :
« Il a repris les quelques hectares de son grand-père, il a construit une ferme, où il a 23 vaches, un potager important, dix hectares de vignes. Autant de blé et d’orge, je pense. Il a une dizaine d’employés, qui sont super bien payés, qui sont respectés... Ce n’est pas une utopie qu’il a construite, parce qu’il peine à survivre. »

Toute résistance est fragile

Tout sauf futile, ce modèle de résistance est en effet fragile. A l’image du long-métrage de Jonathan Nossiter, tourné en cinq jours façon Sex Pistols : cadre ou mise au point rectifiés en live, contrejour et lumière naturelle, etc.Il a ainsi pris le risque d’une bonne mandale de la critique. Pourtant, trois mois de montage plus tard, l’objet était servi à la presse, et l’accueil fut plutôt très bon, à Berlin ou à Paris.Nossiter a fait un film fragile et humain, débarrassé de toute volonté esthétique consciente ; un cinéma qu’il a voulu artisanal sinon naturel pour coller avec son sujet – le vin naturel, et surtout ses ouvriers marginalisés, parfois malmenés, les vignerons.C’est à prendre ou à laisser. Le réalisateur romain de 52 ans, passé par Rio, Athènes ou New York, refuse la monoculture du cinéma mainstream. Ces films où, à l’instar du vin moderne, technologique, on nous endort à coups d’effets plus ou moins spéciaux. Nossiter s’y oppose, quitte à dérouter, perdre des gens en route. Tant pis. Son combat et son propos se veulent un cran plus loin. Derrière l’apparente fragilité visuelle de son film, il y a le sens, il y a l’éthique. Et, dans un registre plus léger, toute la joie du vin désindustrialisé.ALLÉGORIE D’UNE BOUTEILLE DE VIN NATURELLe film a parfois été critiqué pour sa forme inhabituelle ; pourtant, elle m’évoque précisément l’un de ses sujets : le vin naturel. Le film en est une allégorie formelle.Au début, ça gazouille. Le film démarre réduit, troublard ; il se cherche un peu. Puis, il se met en place, s’étoffe et prend une intensité parfois remarquable.Jusqu’au bout, l’allégorie se poursuit, avec la lie inattendue – signature du vin artisanal, peu ou pas filtré – de la toute dernière séquence du film (on n’en dira pas plus, histoire de ne pas spoiler).INFOS PRATIQUES
  • Distribué par Rezo Films, « Résistance naturelle » sort le mercredi 18 juin en France, dans une soixantaine de salles ;