Depuis des mois Illïal devait mentir à sa famille, à ses amis et même à ses compagnons d’aventure. Cela commençait à peser sur ses frêles épaules d’elfe. Elle ne se souvenait plus vraiment comment tout ceci avait commencé. Mais elle savait que plus le temps passerait et plus ses amis se sentiraient trahis. Malheureusement elle n’arrivait pas à trouver le bon moment, ni même les mots. Mais elle savait que ce n’était pas le bon moment. D’autant plus que la mission qu’ils devaient accomplir n’était pas facile et que déjà Hutgar l’homme du Nord était blessé, et que le magicien Alzeroth commençait à se trouver à court de sortilèges et d’objets magiques. Non elle ne pouvait pas risquer leurs vies simplement pour soulager son âme du poids qui pesait sur elle.
Elle encocha deux flèches sur la corde qu’elle tendit et relâcha rapidement. L’une des flèches se ficha dans le museau de la créature tandis que l’autre perçait le cuir épais de son poitrail. Courant entre les branches elle cherchait un autre angle pour tirer à nouveau. La créature émit un cri guttural et balança son énorme gourdin en direction d’Hutgar qui l’évita de justesse mais déséquilibré s’affala en arrière. Gorlar le nain se jeta en avant et de sa hache à deux lames parvint à entailler les bottes de cuir de la bête faisant jaillir un sang noir et épais.
Illïal se rappelait leur première rencontre, jamais elle n’aurait imaginé pouvoir être attiré par cet homme. Elle l’avait copieusement insulté avant de s’éloigner du groupe pour manger. Plus tard dans la soirée, lorsque le feu avait commencé à faiblir, elle s’était rapprochée du groupe. Les rires et la bonne ambiance l’avait attirée comme un papillon est attiré par la flamme d’une bougie. Elle s’était assise en retrait et n’avait pu retenir quelques sourires à l’évocation des hauts faits de cet étrange nouveau compagnon.
Bandant son arc à nouveau elle parvint à ficher deux flèches dans le bras qui tenait le gourdin. Le sang coulait abondamment des blessures de la créature. Pourtant celle-ci continuait à se battre avec une énergie qui paraissait inépuisable. Hutgar qui venait de rouler sur le côté pour avoir le temps de se relever soufflait avec peine. La créature avait probablement fait des dégâts lorsque le gourdin s’était enfoncé dans ses côtes. Une lueur violente jaillit entre les arbres et vint frapper la créature en pleine face. Des nuées ardentes se mirent à tournoyer et à enflammer le duvet épais dont elle était recouverte. Gorlar se tenait appuyé sur sa hache, haletant. Le combat durait depuis trop longtemps déjà et tout le monde semblait épuisé. Illïal ne voyait pas Ragnir le voleur dans les environs. Elle pestait contre lui estimant que les deux combattants ne pouvaient pas venir à bout seul de l’immense créature.
Les premières missions qu’ils accomplirent ensemble avaient laissé à Illïal un goût amer dans la bouche. Les méthodes changeaient avec cette arrivée dans le groupe. Et elle trouvait que cet homme avait des manières plutôt désagréables. Aux antipodes de sa propre éducation elfique. Elle était d’une tribu elfique de haute caste. Elle avait longtemps vécue parmi les siens, pendant plusieurs vies humaines avant de se décider à rejoindre une vie d’aventure. Elle qui était plutôt habituée aux banquets et aux soieries avait eu du mal à accepter le fait de ne pouvoir parfois pas faire sa toilette quotidienne. Mais plus que tout, les combats, le sang et la mort lui avait paru barbare pendant de longs mois. Et voilà que les choses devenaient encore plus violentes et plus dures avec cet homme. Et pourtant elle ne pouvait résister à la fascination qu’il exerçait sur elle.
La créature laissa échapper un cri qui glaça le sang d’Illïal. Se penchant un peu elle remarqua Ragnir qui se tenait dans son dos, ses lames plantées profondément. Un rictus sanguinaire sur le visage. Se tournant vers elle il lui adressa une sorte de baiser silencieux. Illïal réprima une moue de dégoût. Ce n’était ni le lieu ni le moment pour ce genre de familiarité. Ragnir cramponné à ses lames essaya de se maintenir alors que la créature effectuait un mouvement circulaire tentant de le désarçonner. Illïal avait encochée une flèche, mais les mouvements hiératiques de la créature l’empêchaient de décocher au risque de blesser le voleur qui souriait comme s’il tentait de monter un cheval sauvage. Hutgar à nouveau debout tenait son épée à deux mains prête à frapper mais lui aussi semblait attendre le bon moment. Gorlar quant à lui jurait à haute voix, maudissant ce satané voleur qui ne comprenait rien aux vrais combats. Illïal laissa échapper un sourire à son corps défendant.
Elle se souvenait avec précision de la première fois où elle avait remarqué l’intérêt qu’elle déclenchait chez lui. Elle s’était éloignée du groupe près d’un petit ruisseau où ils avaient refait le plein d’eau. Avec précaution elle s’était dévêtue, et avait lavée ses vêtements couverts de poussière. Puis elle les avait mis à sécher sur des grandes pierres plates au soleil. Ensuite de quoi, elle était entrée nue dans l’eau. Le soleil de la fin de l’été avait chauffé l’onde et Illïal plongeait et replongeait avec plaisir depuis un moment déjà lorsqu’elle le remarqua. Elle émergeait, ses longs cheveux mouillés coulant sur sa peau d’une blancheur d’albâtre. Il était là, sur la berge, appuyé contre un tronc. Tenant un couteau de sa main droite, il taillait dans un morceau de bois. De son regard particulièrement acéré Illïal devina dans les formes son propre corps. Un frisson la parcouru et ses joues rosirent à l’idée qu’il devait l’avoir observé longuement pour arriver à un tel niveau de détails. Elle s’accroupit dans l’eau et attrapa une pierre qu’elle lui envoya en prenant soin de viser à côté. Il resta stoïque, comme s’il savait qu’elle ne l’atteindrait pas. Ne pouvant rester éternellement dans l’eau elle se releva, impudique. Et s’approcha de la berge, soutenant son regard à la fois par défi et par jeu. Puis elle s’habilla rapidement et s’éloigna vers le camp. Le laissant là sans lui adresser la parole. La soirée avait été d’une froideur inhabituelle entre les compagnons mais personne n’avait semblait remarquer le malaise entre eux.
Cessant de tourner sur lui-même d’un mouvement brusque la créature partit en arrière et heurta un tronc. Ragnir pris entre le dos de la bête et l’arbre se retrouva assommé pour le compte. Illïal laissa échapper un cri d’angoisse. Relachant la corde de son arc et manquant l’occasion de lancer ses projectiles. Hutgar pour sa part ne laissa pas passer sa chance et plongea son épée en avant dans une charge féroce. La lame s’enfonça profondément dans l’abdomen gris. La créature fit un mouvement de balancier avec son gourdin qui vint fracasser l’arme encore plantée dans son corps. Hutgar sous le choc fut projeté en arrière mais parvint à rester sur ses jambes. Gorlar cynique lança une pique au barbare concernant la qualité plus que médiocre de l’armement humain. Puis moulinant de sa hache il feinta la créature par une roulade sous le gourdin avant de planter violemment la lame dans son entre jambe. La créature hurla de douleur, un cri presque humain qui manqua émouvoir Illïal. Avant de s’effondrer en avant sur le nain qu’elle écrasa de tout son poids.
Leur premier rapprochement avait eu lieu de manière étrange. Illïal avait été envoyée en reconnaissance pour découvrir l’entrée de la caverne. Le groupe resté en retrait surveillait leurs arrières afin d’éviter toute mauvaise surprise. Lorsqu’elle était revenue avec la bonne nouvelle, il avait été décidé qu’elle serait accompagnée dans le souterrain avec les deux membres les plus capables de l’aider. Ragnir et Gorlar s’était joints à elle et ils étaient entrés prudemment sous la terre. D’après les informations qu’ils avaient, le calice qu’ils cherchaient se trouvait dans les profondeurs de ce tertre. Rien n’indiquait qu’il n’était pas protégé, et le nombre d’expéditions disparues dans cette quête laissait à penser que ça ne serait pas facile. Ragnir rapidement identifia des traces d’activités intelligentes. Quelques fils tendus et autres pièges rudimentaires qu’il désamorça avec agilité, son sourire hautain toujours aux lèvres. Gorlar piétinait, adepte de l’action il détestait devoir attendre que ce blanc bec lui ouvre la voie. Sa vision lui permettant de se passer de lumière il aurait préféré s’enfoncer rapidement dans les couloirs taillés à même la roche. Mais après avoir déclenché une trappe dans laquelle il faillit tomber il accepta à contrecœur de le laisser travailler. De longues heures de recherches leurs permirent d’avancer suffisamment pour trouver un lieu permettant de monter un bivouac. Illïal proposa d’aller chercher le reste du groupe et les deux hommes acceptèrent. L’un d’eux commença à préparer le terrain pour leur retour et ils repartirent à deux vers l’entrée. Malgré le sens de l’orientation aigu d’Illïal, ils se perdirent dans le dédale des tunnels. L’elfe plus habituée aux grands espaces n’arrivait pas à trouver ses repères. Et ils finirent par entrer dans une pièce qu’ils n’avaient pas encore visitée. Illïal déclencha un piège rudimentaire en plein milieu de la pièce. Le sol s’effrita et se mit à tomber dans un gouffre profond. Il ne resta qu’une mince plaque solide sur laquelle ils se trouvaient tous les deux. Les insultes fusèrent entre eux à cause de la peur et du stress de la situation. Puis sans qu’ils s’en aperçoivent ils se rapprochèrent et s’embrassèrent. Illïal frappée de stupeur se recula et manqua tomber. Heureusement son compagnon d’une main ferme la rattrapa et la retint tout contre lui. Le temps semblait suspendu et ils finirent par s’embrasser de nouveau, longuement, profondément, passionnément. Illïal remarqua alors des racines sombres qui crevaient le plafond et qui pendaient sur la voute de la pièce. Utilisant une corde et ses talents d’archère, elle parvint à positionner plusieurs morceaux coupés par son compagnon avec le couteau qui lui avait servi à la façonner dans le bout de bois. Puis s’élançant de corde en corde ils parvinrent à sortir du piège en sueur et épuisés. Illïal se tint dans les bras de son partenaire de longues minutes, fredonnant des murmures énamourés avant de reprendre ses esprits. Ils revinrent alors sur leurs pas et retrouvèrent le chemin vers la sortie. Ni l’un ni l’autre ne reparlant de l’étrange moment qu’ils venaient de partager.
Sur le sol Ragnir gisait dans une mare de sang, son corps tout entier semblait disloqué. Illïal hurla et se précipita en avant dans la clairière. Hutgar s’approchait de la créature une dague immense à la main. Il sectionna le cou du monstre pour l’achever. Alzeroth sortit du couvert des feuillages et s’agenouilla dans l’herbe. Il ouvrit sa besace et commença à sortir diverses fioles et objets enveloppés dans des feuilles de diverses tailles et couleurs. Ragnir saignait de multiples blessures et le sang masquait son visage au point d’avoir du mal à le reconnaitre. Illïal hystérique semblait avoir perdue la raison. Elle trébucha et tomba dans l’herbe, couvrant son visage à la peau spectrale d’une couche d’herbe et de terre. Hutgar et Alzeroth se tournèrent vers elle surpris par son comportement. Crachant un peu de terre elle se remit à crier.
- Mais aidez-le ! Vous ne voyez pas qu’il risque de mourir ! Par tous les dieux elfiques qu’attendez-vous ! Je l’aime ! Aidez-moi, aidez-moi !
Hutgar regarda Alzeroth et haussa les épaules dans un signe d’incompréhension et d’impuissance. Illïal se releva et titubant se remit à courir pour rejoindre la créature. Elle s’agenouilla et se mit à fouiller la terre, cherchant à passer sous la masse de muscle de la créature.
- Allez-vous finir par m’aider ! Gorlar est là-dessous, il va mourir si on ne l’aide pas à sortir.
- Il est déjà probablement mort lança Hutgar en crachant au sol. Puis lorsqu’il croisa le regard d’Illïal il se positionna à côté d’elle et se mit à pousser en ahanant le corps puissant et lourd pour tenter de le dégager. Alzeroth psalmodia et une lueur bleutée entoura la créature, elle perdit une bonne partie de son poids ce qui permit aux efforts conjoints d’Hutgar et d’Illïal de la faire rouler sur le côté.
Allongé de tout son long, le nain souriait, recouvert d’un sang qui n’était pas le sien. Sa hache en travers du corps. Une lame plantée dans la terre, l’autre couverte d’un sang poisseux qui appartenait au monstre.
- J’ai bien cru que vous alliez me laisser là-dessous !
Illïal eu un fou rire incontrôlable et se jeta au cou du nain, qu’elle embrassa follement. Finalement elle n’aurait pas besoin de dire quoi que ce soit à ses compagnons. Un poids sembla quitter sa poitrine et elle leva les yeux vers le ciel. Un étrange nuage traversait le ciel, comme une sorte de petit ange ailé armé d’un arc.