Les auteurs aimés : ceux qui font naître et la soif et l’envie – et le besoin – de ne pas l’étancher.
Autrement dit ceux qui font naître : l’écriture.
Et ce sont eux qui font, dans le même temps (élan), vaciller le geste d’écrire.
1) Pour que ce geste accueille l’inconnu : un peu de son étrange étrangeté.
2) Pour que ce geste soit en prise avec la mémoire du monde et non de lui-même. « Toute véritable poésie ne nous exile-t-elle pas de notre propre langue comme de notre lisibilité à nous-mêmes ? » (cf. Deleuze, Artaud, Foucault).
L’inconnu, c’est cette part d’inachevé, d’inachevable, par quoi l’homme se reconnaît dépositaire de l’échec (cf. Beckett, Cioran, tels qu’ils sont convoqués par l’auteure). « Le poème est ce mythe : une manière de rejoindre, dans l’événement, le geste de tous ceux qui ont fait de l’imperfection, de l’irréconciliable, une œuvre. »
Précisons : si le poème est la marque sublime de l’échec, c’est parce qu’il est le creuset de l’impossible.
« Nous cherchons tous un impossible : l’objet qui nous apporterait la jouissance. Que cet objet nous soit dérobé est ce qui relance notre désir, l’anime. Pour le poète qui travaille la langue, il peut être le sens infiniment traqué dans la chaîne des significations, l’adéquation des mots et du monde. Le poème tourne autour de ce désaccord, cette dysharmonie qu’il tente d’écrire. »
La mémoire du monde est cette mémoire par quoi, par-delà la dysharmonie, la beauté peut se frayer un chemin jusqu’à nous.
L’ineffable de la beauté, qui réclame (sommation) une œuvre.
Pour que soit retourné cet indicible en présence qui fasse sens (à rebours de la candeur audacieuse du visible, dans son don in-cessant, du visible enraciné dans son seul éphémère) et ainsi pour que soit transmuée la froideur de l’inhumain (feu, absolu) en moiteur des corps, – même si cette moiteur ne peut être vécue que dans le cénacle de l’imaginaire, et au détour de paraboles, ou de métaphores.
Ainsi en est-il (de problématique façon) de la rencontre de deux regards (celui de Dante Alighieri et celui de Béatrice), rencontre relatée dans la Vita Nova, et qui donnera – entièrement – naissance à la divine Comédie. « [C]roisements furtifs de l’objet regard », note Esther Tellermann, qui est aussi psychanalyste, « mais aussi de sa fulgurance, rencontre de l’objet en la beauté où il s’hypostasie ».
[Matthieu Gosztola]
Esther Tellermann, Nous ne sommes jamais assez poète, La Lettre volée, collection Essais, 2014, 202 pages, 22 euros.