Ce matin-là, elle n’était pas au bord de la route. Sa minuscule voiture d’ordinaire garée tout en bas, près du carrefour, non plus. Ni ce matin-là, ni les suivants.
Elle s’appelait peut-être Fernande, ou Albertine. Et chaque matin que le bon Dieu faisait, Fernande ou Albertine se levait de bonne heure, souvent avant l’aube, trempait une grosse tartine de pain de campagne dans un grand bol (un peu ébréché) de café noir cuit et recuit sur le coin du poêle depuis la veille, et montait dans sa petite voiture qu’elle allait garer toujours au même endroit, près du sentier de la ferme.
Les jours de froid, elle jetait sur son dos un vieux manteau informe qui avait été rouille autrefois; les jours de pluie, un capuchon de plastique noué sous le menton protégeait ses cheveux blanchis par le temps. Et toujours les mêmes godillots sans âge sous le pantalon.
Tous les matins, sans exception, Fernande ou Albertine claquait la portière de sa voiture et montait d’un pas décidé, encore alerte, le long de la route de forêt sinueuse jusque tout en haut, là d’où on apercevait la rivière, et, au-delà, l’Autre Pays. Là, elle respirait profondément, quelques minutes, avant d’entamer la descente. Se rendait-elle compte qu’elle risquait sa vie ainsi, surtout les matins d’hiver? J’en étais persuadée.
Que cherchait-elle chaque matin sur cette route? Elle aurait pu choisir n’importe quel autre endroit, remonter plutôt le sentier vers la ferme – à force, le chien l’aurait reconnue, aurait cessé d’aboyer, renoncé à lui croquer un mollet.
Chaque matin, je prenais soin de ralentir, de passer au large pour ne pas la contraindre à mettre les pieds dans l’herbe mouillée du bas côté. Le plus souvent, je la croisais, et son visage qui n’exprimait rien, rien, rien me laissait perplexe. Un regard comme vide, un pas après l’autre, elle ne semblait même pas s’apercevoir de mon passage à quelques mètres d’elle. Si j’étais très en retard, je la dépassais dans la descente. Je reconnaissais son dos un peu voûté, sa démarche saccadée qui lui faisait un peu hocher la tête, de loin. Et jamais, pendant quelques kilomètres, je ne pouvais détacher mes pensées de sa silhouette.
Que faisait-elle donc là? Avait-elle perdu un fils, un mari sur cette route? Pourquoi cette route bon sang?
Ce matin-là, Fernande ou Albertine ne marchait pas. Ni le lendemain, ni le jour d’après, ni la semaine suivante. J’ai pensé qu’elle s’était peut-être fait faucher par une voiture trop pressée, j’ai pensé que peut-être même c’est ce qu’elle cherchait plus ou moins consciemment chaque matin? Qui avait-elle voulu rejoindre?
Fernande ou Albertine n’était pas là, mais moi chaque matin je l’attendais, je l’espérais, l’imaginais en vacances chez une petite-fille, ou peut-être hospitalisée.
Et puis ce matin, à la fraîche, j’ai reconnu de loin les cheveux blancs, un peu au dessus du tablier bleu. En arrivant à sa hauteur, j’ai esquissé un petit signe de la main, qu’elle n’a sans doute pas vu. Cela n’a pas d’importance. Fernande ou Albertine est revenue.