C’est une offensive sans précédent en Irak depuis le départ des troupes américaines en 2011. Après la chute soudaine de Mossoul (deux millions d'habitants, la deuxième plus grande ville du pays), et de la région de Ninive, mardi 10 juin, ce sont six secteurs de la province pétrolière de Kirkouk et deux de la province de Salaheddine qui sont désormais occupés par l'organisation djihadiste de l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL).Aux abois, le premier ministre irakien est intervenu mardi soir à la télévision pour réclamer le retour de l’état d’urgence, consacrant par la même occasion son impuissance ainsi que l’extrême faiblesse de l’État en voie de partition qu’il dirige depuis mai 2006, avec l’appui de l’Iran et des États-Unis. Mercredi, les troupes djihadistes ont poursuivi leur mouvement vers Bagdad, prenant le contrôle partiel de Tikrit et engageant les combats aux portes de Samarra, une ville à 120 kilomètres au nord de la capitale. Le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, s'est dit « très inquiet » de la « détérioration » de la situation, tandis que Washington qualifiait l'EIIL de« menace pour la stabilité (…) de toute la région ».Pour beaucoup d’observateurs, cette offensive des djihadistes constitue une réelle surprise, de par la rapidité avec laquelle les forces armées ont quitté le territoire, sans vraiment combattre.« On n'a jamais vu ça, dit Myriam Benraad, spécialiste de l’Irak et responsable du programme Afrique du Nord et Moyen-Orient au bureau de Paris du Conseil européen des relations internationales (ECFR). Les informations dont je dispose montrent qu’il n’y a pas eu de résistance de l’armée irakienne, et une désertion à grande échelle. Cela démontre que la prise de la ville avait été planifiée de longue date. Cela vient confirmer le fait que l’armée se révèle très poreuse et infiltrée par des insurgés et des membres de l’État islamique. Cela en dit long aussi sur l’EIIL, installé parmi les populations civiles et qui joue de ses ressources financières provenant du pétrole pour acheter la complicité de ces populations. C’est d’ailleurs également ce qu’il fait en Syrie, et toute une économie de guerre s’est désormais greffée autour de l’EIIL. » Bannière d'un site pro-EIIL, publié mardi 10 juin. © DR« Une partie de la population sunnite n’en peut plus des brimades du régime de Maliki et soutient l’EIIL, estime Romain Caillet, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) et spécialiste de l’EIIL. À Mossoul, l’EIIL récolterait ainsi jusqu’à huit millions de dollars par mois. Certes, il y a aussi du racket, et l’on fait sauter les maisons de ceux qui ne paient pas en les accusant d’être des agents du régime. Ce n’est pas très étonnant que, dans ces conditions, ils aient pris la ville. »Le projet politique de l'EIIL est très clair. L'organisation djihadiste regarde avec envie le Kurdistan irakien prospère et devenu largement autonome de Bagdad. Le mouvement veut imposer son indépendance face au pouvoir chiite de Maliki, et gagner en autonomie financière avec, d’un côté, les raffineries de Deir Ez Zor en Syrie, de l’autre, les puits de pétrole de la région de Kirkouk, les plus importants du pays. S’il arrive à maintenir en sa possession ces deux mannes pétrolières, l’EIIL pourrait tout simplement devenir l’un des plus gros producteurs de pétrole du monde arabe ! (Lire ici un document présentant les ressources pétrolières irakiennes.) Ce projet, qui vise à effacer la frontière dite de Sykes-Picot qui sépare l’Irak de la Syrie, ne date pas d’hier. Il s’inscrit dans l’histoire du djihadisme tel qu’il s’est construit en Irak au moment de la chute de Saddam Hussein, en 2003. Lors de l’invasion américaine de l'Irak, le djihadiste Abou Moussab al-Zarqaoui va fonder sa propre organisation, qui prendra le nom (« Monothéisme et djihad en Mésopotamie ») du camp d’entraînement en Afghanistan qu’il gérait indépendamment de ceux d'Al-Qaïda.Ce groupe réalise sa première grosse opération en 2003, lorsqu’il frappe le siège de l’ONU à Bagdad. Fort de ce « succès », le groupe de Zarqaoui prend alors de l’ampleur et prête allégeance à Al-Qaida en octobre 2004, pour fonder « Al-Qaida en Mésopotamie ». Peu avant sa mort en 2006, Zarqaoui intègre Al-Qaida au sein d’une structure plus large, le conseil consultatif des moudjahidines en Irak, qui rassemble plusieurs groupes djihadistes et est commandé par le djihadiste irakien Abou Omar al-Baghdadi. Le conseil prend encore de l’ampleur, jusqu’à s’auto-proclamer en octobre 2006 l’État islamique d’Irak, avec al-Baghdadi aux commandes.« À l’époque, explique Romain Caillet, tout le monde pensait qu’Al-Qaida changeait simplement de nom et conservait la haute main sur les combattants. Or les événements qui se sont déroulés par la suite ont démontré le contraire. Les combattants étrangers ont été progressivement écartés du commandement au profit de chefs irakiens et d’al-Baghdadi, qui dirigeait déjà l’État islamique en Irak. Les groupes sont alors dissous, dont la branche irakienne d’Al-Qaida, et intégrés au sein de l’État islamique d’Irak. »Au-delà d’une ambition commune de restaurer le Califat islamique, l’EIIL et Al-Qaida divergent sur plusieurs points. L’EIIL veut immédiatement appliquer la charia, quand Al-Qaïda souhaite attendre la fin de la guerre. Al-Qaida considère que tous les efforts des djihadistes doivent être concentrés sur les positions américaines, à l'inverse de l’EIIL qui ne fait pas de distinction entre les régimes, et adopte une stratégie pragmatique en fonction de ses gains militaires potentiels. Al-Qaida considère enfin que l’État islamique ne se mettra en place qu'après la victoire finale contre les Américains, quand l’EIIL n’entend pas attendre, et n’appelle pas d’ailleurs à la destruction de New York ou de Washington, mais de Rome, en référence à un hadith (ensemble des traditions relatives aux actes et aux paroles du prophète Mahomet et de ses compagnons) qui évoque la capitale de l'ancien empire.L’EIIL n’est donc pas obsédé par l’Occident comme peut l’être Al-Qaïda. Outre ces divergences, un fossé générationnel sépare la génération d’Al-Qaida, qui a fait ses classes dans le djihad contre la Russie en Afghanistan dans les années 1980, de celle de l’EIIL et d’Al Zarqaoui, pour laquelle l’expérience de référence, c’est le djihad en Irak à partir de 2003.
« Maliki joue désormais sa survie politique »
Sur le plan militaire, les prochains jours seront décisifs, et toutes les tractations politiques engagées depuis les élections législatives irakiennes du 30 avril sont désormais subordonnées à la capacité du régime à reprendre le dessus, ou du moins à donner l’apparence qu’il contrôle la percée des forces djihadistes. Or l'EIIL dispose aujourd’hui d’hélicoptères et de 20 000 hommes très mobilisés, de commandants expérimentés (la plupart servaient comme officiers dans l’armée de Saddam Hussein). Ce mouvement multiplie par ailleurs les opérations suicide.Sans appui des drones américains ou des milices sunnites et/ou kurdes, l’armée régulière irakienne aura bien du mal à reprendre Mossoul. Lors de la prise de Fallouja (ouest) par l’EIIL il y a six mois, l’armée avait annoncé la reprise de la ville par les troupes régulières dans les meilleurs délais. Fallouja est aujourd’hui toujours aux mains de l’EIIL.Joseph Willits @josephwillitsSuivreAnother pic of epic traffic out of #Mosul as Iraqis flee to #Kurdistan after #ISIS take over v @grasswire #Iraq 7:33 PM - 10 Juin 2014 Hackney, United KingdomAu-delà des conséquences pour la ville de Mossoul, qui peut s'attendre à la mise en place d'un régime comparable à celui des talibans, et des 500 000 réfugiés quittant la ville et fuyant l’EIIL, c’est sur l’État irakien lui-même que cette offensive pèse. Pour le régime de Maliki, c’est un véritable tournant. En jouant tant d’années sur l’affrontement entre tribus, la polarisation ethnique et la marginalisation des populations sunnites, Maliki, à la tête du parti chiite Dawa, est parvenu à se maintenir au pouvoir tout en laissant de côté toute tentative de réforme de l’armée ou des forces de sécurité. Il les a largement clientélisées, les mettant au service d’une répression tous azimuts, jetant en prison des milliers d’opposants, réprimant dans le sang les manifestations au lendemain du printemps arabe de 2011.Depuis leur défaite aux élections de 2010, les partisans des Frères musulmans sont traqués par le pouvoir, qui condamna à mort le vice-président sunnite issu de Frères, Tareq al-Hachémi, après l'avoir contraint à l’exil. Du fait de cette volonté d’éradiquer toute opposition, la comparaison entre le régime de Maliki et celui de Saddam Hussein ne paraît pas usurpée.Parallèlement, le démantèlement progressif des institutions de l’État et la décentralisation entreprise par le premier ministre ont tant amoindri les prérogatives de l’État central que son pouvoir personnel s’en est trouvé largement diminué. « Sous ses apparences de chef de guerre, Maliki apparaît désormais comme très affaibli, juge Myriam Benraad. Sa survie politique se joue maintenant. Dans un premier temps, les acteurs politiques vont certes faire cause commune contre l’EIIL. Il est probable que les Kurdes collaborent avec les forces armées et que les sunnites inscrits dans le jeu politique et certaines tribus se rangent du côté de Bagdad pour tenter de reprendre les choses en main. Mais Maliki donne aujourd’hui l’apparence d’un homme d’État faible. Ses adversaires auront toute l’opportunité de démontrer que c’est bien sa politique militaire et répressive qui a échoué. Si Maliki échoue, tout le monde le lâchera, y compris l’Iran et les Américains. Pour lui, c’est quitte ou double. »Avant l’offensive de l’EIIL, Maliki paraissait en position favorable pour prendre la tête du prochain gouvernement. À la mi-mai, la commission électorale avait annoncé les résultats et son parti détenait 92 sièges au parlement, qui en compte 328. Il devait en réunir 165 pour obtenir une majorité et former un nouveau gouvernement. Maliki avait donc engagé des pourparlers avec ses adversaires chiites et le leader kurde Talabani. Déçues de leurs résultats, plusieurs petites formations sunnites songeaient même à se ranger derrière lui, comme elles l’avaient déjà fait par le passé. Son maintien à la tête de l’État paraissait donc en bonne voie.Désormais, Maliki doit se battre à tout prix pour réunir, sinon un gouvernement national rendu improbable par sa politique de division ethnique et religieuse, du moins un cabinet de consensus autour d’un certain nombre de projets de réforme, dont celui des forces de sécurité et de l'armée.« C’est clairement l’échec de la stratégie américaine qui a laissé en héritage aux Irakiens un pays sans État, un chaos sécuritaire total, des autorités jugées illégitimes y compris dans le camp chiite, explique Myriam Benraad. La solution ne peut plus passer que par un dialogue national, et par des réformes de fond, pour espérer sortir un jour de cette économie de guerre qui, pour l’heure, a de beaux jours devant elle. » « Les Américains ont purgé l’armée en enlevant la plupart des officiers, dont certains se sont retrouvés dans l’EIIL, dit pour sa part Romain Caillet.On voit bien aujourd’hui le résultat d’une telle stratégie, ça ne tient pas. »Une ultime donnée doit être prise en compte. L’Iran n’acceptera pas le rétablissement d’un pouvoir sunnite à Bagdad qui lui serait moins favorable que celui de Maliki, et serait prêt à intervenir militairement en Irak pour défendre ses intérêts. D’autant que la relève existe, avec des figures chiites mieux perçues par les Kurdes et les sunnites, comme Tarek Najm, conseiller de Maliki sur le plan militaire. Dans le même temps, le retour de Syrie anticipé d'une partie des miliciens irakiens est désormais attendu, l’Irak devenant aujourd’hui un terrain prioritaire pour eux. L’offensive de Mossoul est donc en train de rebattre les cartes de toute une région.Cet article vous est offert.