S’il vaut sans doute mieux comprendre les autres langues pour communiquer, il existe aussi le plaisir de se laisser porter par la musique de mots inconnus
Une réflexion de Roland Barthes (1915-1980), dans le chapitre « Sans paroles » de son ouvrage « L’empire des signes » (1970) provoque en moi d’autres réflexions et d’autres pensées. Voici ce qu’écrit l’auteur : « La masse bruissante d’une langue inconnue constitue une protection délicieuse, enveloppe l’étranger (pour peu que le pays ne lui soit pas hostile) d’une pellicule sonore qui arrête à ses oreilles toutes les aliénations de la langue maternelle : l’origine, régionale et sociale, de qui la parle, son degré de culture, d’intelligence, de goût, l’image à travers laquelle il se constitue comme personne et qu’il vous demande de reconnaître. »
Ma première idée est idiote, elle justifie mon incompétence dans l’étude des langues étrangères ! Longtemps, je me suis trouvé comme excuse que pour mieux aimer la langue française il fallait que je m’y consacre exclusivement. Or, on le sait, ce n’est jamais en enfermant qu’on aime, en mettant en cage, en isolant… Quelle tristesse était la mienne de voir chez mon grand-père des papillons tués, épinglés dans des boîtes de verre pendues aux murs : comme j’aurais aimé les voir s’envoler, s’épanouir, étendre leurs ailes multicolores entre les arbres du jardin !
La deuxième réflexion qui me vient à l’esprit est celle, en effet, de l’incompréhension qui donne l’impunité. J’ai rencontré la femme de ma vie, Flamande, alors que bien peu de mots néerlandais m’étaient familiers et je lui demandais, lorsque j’avais un peu de vague-à-l’âme, de me prononcer quelques phrases, pour moi inconnues, comportant les roulements de « r » caractéristiques du nord du pays ! Cela ne me dérida pas longtemps car, bien sûr, je compris vite la cruauté de rire de sa langue maternelle.
Il me revient un autre souvenir léger et désinvolte d’un voyage où la majorité de mes voisins étaient néerlandophones et au cours duquel, pour me faire remarquer et sans que j’en saisisse réellement le sens graveleux et indécent, je me suis mis à lire à haute voix une page d’un livre érotique flamand… Je les ai fait rougir sans savoir exactement pourquoi, même si je le devinais !
Outre ces bêtises d’un autre âge et qu’il faut qu’on me pardonne, il est vrai, comme le dit Barthes, qu’être immergé dans les conversations d’une langue qu’on ne connaît pas peut être d’une grande volupté : d’abord par les mots – cette langue arménienne que récitait et chantait sur scène à mes côtés la grande et belle artiste Nara Noian est magnifique ! – les intonations, les sons ; ensuite par les inflexions des phrases, les tons ; enfin par le mystère de ces existences parallèles, avec d’autres signes, d’autres codes, d’autres racines !
C’est l’efflorescence de l’arbre de la vie humaine, sans que l’on sache si le mouvement s’échappe vers les branches ou s’il se recentre sur le tronc (par exemple avec le « worldglish » ou le « globish » sabir anglais international). « Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre » disait Barthes dans un « Discours au Collège de France », cette fois.
Je sais qu’à ce stade de ma réflexion, on peut me retourner tous les arguments en avançant la richesse des mots différents qu’on comprend, de la communication entre les peuples, formant la grande aventure humaine, l’éveil de nos consciences, de la compréhension mutuelle… la fin des querelles linguistiques et vous aurez raison !
Alors, toujours en me référant au même auteur, mais cette fois en recherchant dans les « Fragments du discours amoureux » (1977), je peux aussi rétorquer ceci : « Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer… c’est assujetir ». C’est alors que nous découvrons l’empire de la publicité, du discours politique, de la langue commerciale universelle, etc.
Mais je peux également avoir en moi cette dernière pensée, qui prône l’émotion, les sens plus que sa manifestation raisonnée. Car le langage peut être mensonge, dissimulation, hypocrisie également. Il semble que lorsque deux êtres se rencontrent la première impression (vraie ou fausse, bonne ou mauvaise) se forge dans les trois premières secondes : « Ce que cache mon langage, mon corps le dit. Mon corps est un enfant entêté, mon langage est un adulte très civilisé… » dit enfin Barthes dans ses « Fragments ».
("Paroles" de Prévert qu’on a adoré, Salvatore Adamo et moi, du temps de notre adolescence)