Nicolas Poussin accusa Michelangelo Merisi, dit le Caravage, de détruire la peinture. Giovanni Battista Agucchi le voit comme l’ennemi de la grande tradition picturale : «Caravage, tout à fait excellent dans l’utilisation de la couleur, doit être comparé à Démétrius, parce qu’il a abandonné l’idée de beauté, tout disposé à suivre entièrement celle de similitude. »
Caravage de Rodelopho Papa
D’autres l’ont loué pour sa recherche sans concession de la vérité. Le poète Giovani Battista Marino, dit le Cavalier marin, voit en lui le champ de l’imitation de la nature : « Je pus voir, Michel, la noble toile, sur laquelle,/Exprimé par ta main avec véracité,/Je contemplai un autre moi, ou plutôt moi-même,/Presque un nouveau Janus, divisé en deux. »Je crois qu’ils avaient tous tort dans ce débat d’école. Je vois en lui le grand héritier de la Renaissance à son sommet, plus du côté de Raphaël que de Michel-Ange, dans une contradiction permanente entre la quête d’une beauté absolue et le désir de dévoiler une vérité bouleversante, qui est celle de l’homme et de sa finitude. Il a entretenu avec le monde sensible une relation d’une immense ambiguïté. D’une part, il s’est révélé un excellent peintre de natures mortes, comme le prouve celle de la Pinacothèque ambrosienne de Milan (1597 – 1598), ou le Joueur de luth (1595-1596). De l’autre, en plongeant ses compositions le plus souvent dans l’obscurité, il abolit le paysage. En sorte que ses œuvres les plus célèbres concentrent toute l’attention sur le spectacle sacré ou mythologique qu’il met en scène. Saint François recevant les stigmates (1594 – 1595) en est un exemple frappant, comme son Phrixos (1602 – 1603). Il serait toutefois excessif d’affirmer qu’il voulut effacer le paysage de la peinture, même si, pour l’essentiel, il a eu tendance à en faire abstraction. Il a préféré sans doute mettre l’accent sur des objets, symboliques ou profanes. Mais quelques grands tableaux m’incitent à croire qu’il n’a pas tout à fait renoncé à l’art du paysage. Prenons le Repos pendant la fuite en Égypte (1595-1596) : en dépit de la nuit, qui met en relief la blanche nudité (très érotique) de l’ange musicien debout devant Joseph, qui tient devant lui la partition tandis que l’Enfant dort dans les bras de la Vierge, un ciel, tout de vert, de bleu et de gris, surplombe de douces collines et les arbres protégeant la Sainte Famille.
Le Sacrifice d’Isaac(1603) place les acteurs du drame biblique au premier plan. Mais on a le sentiment qu’une fenêtre immatérielle a été découpée pour révéler une veduta : un couvent doté d’un clocher est perché sur une éminence dont les pentes sont couvertes d’une végétation drue et au bas desquelles se remarquent deux petites maisons, le tout étant éclairé par une lueur céleste jaune pâle, qui dissipe une partie de l’obscurité. Il est vrai que le Caravage a préféré, aux paysages sophistiqués et aux architectures savantes, des drapés rouges très théâtraux (la Mort de la Vierge, 1604 -1606), ou sinon des lignes abstraites et sombres délimitant l’espace (la Madone des palefreniers 1605-1606), ou même le noir absolu, comme on le voit dans la Flagellation (1607).
Comme le fait valoir Rodolfo Papa dans sa brillante étude, le Caravage veut se distinguer de ses prédécesseurs et de ses contemporains. Mais, quoiqu’on dise, il avait l’étoffe d’un grand paysagiste. Sa philosophie de l’art qui repose sur l’introduction du blanc et du noir (avec du bleu et du rouge) le fait renoncer à cette possibilité de montrer sa maestria au nom d’un art radical dans sa conception.
Giacomo Silva. Traduit de l’italien par Gérard-Georges Lemaire
Caravage, de Rodolfo Papa, traduit de l’italien par Yseult Pelloso, Imprimerie nationale, 360 pages, 144 euros.