Longtemps je fus rétif au fromage.
Et, si je conserve mon mépris pour ceux qui se manifestent trop aux narines et manquent à ce point de tenue qu'ils s'affalent dans l'assiette tel un adolescent à l'acmé de sa crise de mollesse, il y en a, chez ceux qu'on appelle pâtes dures, de très aimables à mon palais.
Ainsi, un soir que je dînais chez mon ami Chems - homme aux goûts si sûrs et raffinés qu'il n'en fait jamais faute – à l'heure de finir le vin - excellent bien sûr - me fut servi un morceau de Red Leicester fromage anglais plus que délicieux jusque dans ses notes de toffees aux cristaux de sel.
Que l'on puisse s'extasier sur un fromage anglais en surprendra sans doute quelques uns. Au moins ceux, nombreux encore peut-être, pour lesquels la cuisine et les îles britanniques ont peu, voire aucune compatibilité.
Les fromages, pourtant, y sont variés, de grande qualité et issus d'une assez longue tradition.
Mais d'une tradition à éclipse.
Surtout fabriqués à la ferme par les femmes jusqu'à la deuxième guerre-mondiale, la mobilisation puis le départ des femmes vers les usines d'armement ainsi que les restrictions alimentaires ont failli être fatals à cette production.
Il aura fallu les années 80 et un coup de pouce de l'Union Européenne pour que les plateaux britanniques se garnissent à nouveau de produit locaux.
Dans un premier temps, l’entrée de la Grande Bretagne va permettre un alignement progressif, par le haut, des prix britanniques sur les prix européens continentaux. Avec leurs structures de
efficaces, cette augmentation des prix fut d'abord un excellent stimulant à l’augmentation de la production.
Parallèlement, la PAC – et oui – fut un levier efficace de soutien à l’accroissement de la productivité et de la production laitière car le premier secteur à bénéficier des aides communautaires à la modernisation fut le secteur laitier, car c’est en ce domaine que les gains de productivité sont les plus accessibles sans augmentation de surface, par sélection génétique et par enrichissement de la ration alimentaire.
De là découle le deuxième temps où, à la suite de cette augmentation, l'Europe doit faire face à la surproduction et instaure les quotas laitiers, lesquels incitèrent les éleveurs à valoriser leur lait en le transformant en fromage. Un retour opportuniste aux traditions culinaires qui fut parmi les premiers soubresauts amenant à l'actuel et spectaculaire renouveau de la gastronomie britannique en général.
C'est pourquoi, alors que le départ du Royaume Uni de l'Europe semble une hypothèse de moins en moins farfelue, les délicieux souvenirs de ces morceaux vermillons fondant sous ma langue, me font un exemple puissant et concret de ce que les deux, Europe et Royaume-Uni, ont à gagner à rester ensemble.
Je sais qu'ici on se réjouit facilement à la perspective de cette séparation mais, c'est au prix d'une « interprétation sélective de l'histoire » tendant à voir dans Britanniques d'éternels réfractaires alors qu'ils ont signé les principaux traités européens depuis leur entrée et n'ont pas fait obstacle aux nécessaires et récurrentes avancées européenne sans lesquelles celle-ci se désintègre.
C'est aussi faire comme si la France se conduisait en Européen exemplaire pour lequel toute autre interprétation que la sienne est, de fait, contraire à aux intérêts de l'Europe même, sans voir les moments où elle-même se défausse de la règle commune.
Du point de vue anglais, sans rentrer dans le détail des coûts et bénéfices difficiles à estimer exactement (bien que concordant à peu près tous vers un effet négatif d'une sortie), il est assez facile de voir les options possibles quant aux relations du sortant avec ses anciens partenaires.
Il y a schématiquement trois scénarios possibles : les cas Norvège, Suisse ou USA
- Scénario norvégien : le pays reste membre de l'Espace économique européen. A l'exception de l'agriculture et de la pêche, les lois Européennes continuent de s'appliquer pour avoir accès au marché européen, la seule – une paille – différence étant qu'il ne peut plus influencer les nouvelles réglementations qu'il ne ferait que subir.
- Scénario suisse : le pays n'est alors plus que membre de l'Association européenne de libre-échange ce qui implique que les relations commerciales avec l'UE doivent passer par des accords bilatéraux secteur par secteur. Plus de marge de manœuvre, donc, et il n'est pas impossible de penser qu'une sortie rende cette dernière peu encline aux bonnes volontés.
- Le scénario américain, enfin où les relations commerciales avec l'UE – enfin pour l'instant – sont régies par les règles de l'OMC, donc retour des barrières douanières de toutes natures et, surtout, aucune garantie quant aux travailleurs européens travaillant ou vivant dans le pays sorti et vice-versa.
Malgré la traditionnelle et si rabâchée défiance de la Grande-Bretagne vis à vis du continent, la seule fois où s'est posée – en 1975, à peine deux ans après leur entrée dans la Communauté Européenne – la question du maintien dans l'Europe, le oui l'a emporté à 67,2 %.
Peut-être qu'au moment de peser à nouveau le pour et le contre les amateurs de fromage se rappelleront que l'Union Européenne n'y est peut-être pas complètement pour rien s'ils n'ont pas besoin de se rendre sur la lune pour pallier au manque de cheddar.