Les Souterrains de Jack Kerouac est un roman d’amour très émouvant qui met en scène la fragile Mardou, une jeune femme aux origines noire et amérindienne, et Léo Percepied (c’est-à-dire Kerouac lui-même). L’histoire a lieu dans le San Francisco des années cinquante. Mardou traîne avec la bande des Souterrains dont Percepied, éternel ivrogne, aimerait se faire accepter. Cette bande est décrite dès la première page par l’un des personnages : « Ils sont au poil sans être crâneurs, ils sont intelligents sans être casse-pieds, ils sont drôlement intellectuels et savent tout ce qu’on peut savoir sur Pound sans la ramener ou ne parler que de ça, ils sont très taciturnes, ils ont quelque chose qui fait penser au Christ. » Autrement dit, ce sont de jeunes gens « hip » qui fument de la marijuana, écoutent du bop et qui ont des prétentions intellectuelles. Et c’est au milieu d’eux que Percepied (alias Kerouac) découvre Mardou.
Avec Mardou, Percepied s’abandonne, montre sa tendresse, sa sensualité, mais il adresse également à cette pauvre jeune femme nombre de rebuffades. Comme je l’ai dit, ce Percepied est gravement alcoolique, et il est absolument dingue. Combien de fois ne préfère-t-il pas des beuveries entre potes à une nuit tranquille avec celle qu’il aime ? Et puis il y a autre chose, Mardou est noire, ce qui n’arrange rien. En effet, Percepied croit qu’elle ne serait acceptée ni par sa famille ni dans le monde auquel il aimerait un jour appartenir. Voici ce qu’écrivait Kerouac : « Des doutes, donc, en raison, eh bien, de ce que Mardou soit Noire, naturellement non seulement ma mère mais aussi ma sœur avec qui il faudra peut-être que j’habite un jour et son mari qui est du Sud et tous les intéressés, seraient drôlement mortifiés et ne voudraient rien avoir à faire avec nous — ça exclurait totalement la possibilité de vivre dans le Sud, quoi, dans ce domaine faulknérien à colonnes […] »
Il peut sembler étrange que le chef de file des beatniks ait craint à ce point le jugement d’autrui, mais il faut se rappeler qu’on est dans les É.-U. des années cinquante — et puis Kerouac, bien qu’il fût réellement un aventurier, n’en était pas moins dépendant de sa mère sur le plan affectif.
Toujours est-il que Mardou, finalement exaspérée par un Percepied toujours occupé à faire la bringue, finira au lit avec Yuri, un jeune poète d’origine Yougoslave — et ainsi s’achèvera la romance de Percepied et de Mardou.
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Il y a dans Les Souterrains une atmosphère lourde de fatalité que rend très bien Kerouac. On sent que le personnage de Percepied, qui est également le narrateur, est entraîné loin de l’amour par des démons qui le poussent à boire et à démontrer un comportement pour le moins erratique. Il faut ajouter que l’atmosphère tient en bonne partie au style de Kerouac. Son roman est réellement un poème en prose de 177 pages ; ses longues phrases, entrecoupées de tirets cadratin, sont comme des improvisations bop entraînées dans un rythme fulgurant qui mène malheureusement le petit monde de Mardou et Percepied vers la catastrophe. Je n’hésite pas à dire, pour ma part, que Les Souterrains est un très grand moderne. Kerouac est le plus grand écrivain-jazz : il ne se contente pas d’écrire sur le jazz, il écrit jazz. Kerouac dit de Gerry Mulligan (un saxophoniste), dans le roman dont je vous parle, qu’il « phrase dans la nuit ». Kerouac aura phrasé sa propre nuit avec une sincérité bouleversante jusqu’à sa fin prématurée, à l’âge de quarante-sept ans.
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Kerouac, Jack. Les Souterrains, Paris, coll. Folio no 1690.